Une Méditation apocryphe autour de son analyse d’ "Une Sale histoire" de Jean Eustache
par Véronique Bergen.
“Mon orgueil s’est coloré avec la poupre de ma honte”,
Jean Genet, Journal du voleur.
Le cinéma est un générateur d’idées traduites dans un dispositif d’images et de sons dont la grammaire repose sur le cadre, le plan et son mouvement, le montage. Le film Une Sale Histoire de Jean Eustache s’articule autour d’une idée que Laurent de Sutter déplie en toutes ses conséquences : celle du trou. Une Sale histoire sort en 1977, cinq ans après La Maman et la putain, quatre ans avant le suicide du réalisateur. Ce film conçu sous la forme d’un diptyque décrit l’aventure d’un homme qui observe le sexe des femmes depuis un trou placé dans les toilettes d’un café. Auteur d’essais puissants, autant audacieux que singuliers (notamment Pornostars. Fragments d’une métaphysique du X, Contre l’érotisme, Deleuze. La pratique du droit), Laurent de Sutter déroule pas à pas le séquençage génomique du film qu’il distribue en cinq méditations métaphysiques. Le geste de l’auteur ne vise ni à produire une lecture, une traduction philosophique des images ni à déchiffrer ce qu’il y aurait derrière l’image mais à mettre au jour la pensée que le film met en œuvre. À savoir une pensée, une théorie (au sens étymologique du terme, “theoria” comme “vision”) du trou. Les six Méditations métaphysiques de Descartes sont retournées comme un gant, perverties. De six, elles passent à cinq, soustraction du trou oblige.
Déroulant avec une implacable rigueur le fil d’Une Sale histoire, dépliant les séquences du film, Laurent de Sutter exhume le traité ascétique et déconstructif qui les sous-tend. Son propos se tient à ras du visible et part de la catégorie deleuzienne de l’épuisement. Exit les biographèmes, le contexte, si ce n’est cette phase d’épuisement que traverse Jean Eustache après La Maman et la putain, un épuisement que Laurent de Sutter nomme désêtre et qui culminera dans le suicide du réalisateur en 1981. Le premier axiome sur lequel repose l’édifice argumentatif de Théorie du trou s’énonce comme suit : toute création engage une lutte contre l’épuisement. Une Sale histoire acte précisément ce pari contre le désêtre. Le film montre une initiation déceptive, une initiation au trou qui implique une traversée du monde des apparences, des leurres et l’accès à la vérité que le monde de la frime occulte. La tentative métaphysique et éthique revendiquée est celle de l’échec hyperbolique : s’élançant dans une embardée perverse, le narrateur (le comédien Michael Lonsdale dans la première partie, un ami d’Eustache, Jean-Noël Picq dans la seconde) s’escrime à descendre dans les bas-fonds de l’être et fait l’épreuve de l’humiliation. Au fil d’une quête qui tient autant d’un programme méthodique que d’une pulsion inconsciente, le narrateur consent à abandonner le monde d’en haut, banal, codé du café pour se livrer à l’observation compulsive du sexe des femmes. Ce voyeurisme au-delà du voyeurisme exige de prendre une posture corporelle d’abaissement : se mettre à genoux, en position de prière musulmane, le visage écrasé sur le sol maculé d’urine afin d’avoir l’oeil collé au trou, l’oeil collé au sexe des femmes dont les toilettes jouxtent celles des hommes.
Dans ce “bildungsfilm” où le narrateur fait l’apprentissage du trou, les étapes offrent une fausse allure de dialectique platonicienne, laquelle se verra renversée, radicalement subvertie. Si le dispositif scopique et épistémologique est en apparence celui du mythe de la caverne chez Platon (division entre le monde des ombres, du faux où les hommes s’enlisent et le monde des Idées indexées sur le vrai), sa distribution topologique et sa leçon en prennent le contrepied. Certes, comme chez Platon, la sphère illusoire de la caverne est le monde du dehors où l’on vit, prisonnier de l’erreur. Cependant, le lieu du vrai se situe non pas dans les hauteurs des Idées mais dans les bas-fonds d’une abjection plus proche de Genet que de Bataille. Le flash de la vérité n’élève pas vers les hauteurs mais se conquiert dans les remugles des toilettes. Quitter la caverne et sa duperie, c’est descendre vers la fange, vers la région souterraine des W.C. : l’époptie platonicienne est topologiquement inversée. Comme chez Platon, le narrateur qui revient dans la caverne afin de transmettre l’épreuve du vrai qui l’a dessillé est rejeté, dès lors que son message est précisément ce que le monde de la frime veut reléguer dans l’ignorance. Mais, chez Eustache, dans le chef même de “l’initié”, la position devient intenable : d’une part, résider auprès du trou, vivre à hauteur de la vérité du trou comme vérité du monde est invivable, sous peine de sombrer dans la folie mais, d’autre part, revenir parmi les hommes et faire comme si l’expérience de l’humiliation et sa leçon aléthique n’avait jamais eu lieu est impossible. Le parcours initiatique est frappé de désenchantement, d’une teneur antimétaphysique. En deux points, il prend Platon à rebrousse-poil : primo, il n’y a pas d’accès à la vérité sans passage par l’humiliation (alors que chez Platon le vrai est déconnecté de la nécessité de s’abaisser, de ruiner son soi), secundo, loin de libérer, d’émanciper, de doter l’impétrant d’un gain spéculatif, d’un surcroît cognitif, la vérité rend fou.
L’existence du narrateur a basculé à cause d’un trou dans les toilettes, d’une cavité qui métaphorise l’origine du monde. Au principe de l’état de choses, ce trou ne vaut qu’à être tenu secret, qu’à être occulté dans l’inconscient collectif. À partir du moment où l’homme se résout à adopter une position dégradante à ses yeux, celle dite de la prière musulmane, il fait l’épreuve d’un accès au vrai, à savoir la vision directe, sans fard, nue du sexe des femmes, véritable ptyx qui se noue à l’oeil de l’homme jusqu’au court-circuit des deux organes, l’oeil devenant “un sexe qui voit”, “le sexe un oeil qui jouit”. Le cours normalisé de l’existence, le monde d’en haut, du café cesse alors d’exister, de valoir. Seul importe le traité tiré du trou, la découverte atterrante et sans issue de la corrélation entre beauté plastique de la femme et hideur du sexe, et inversement entre laideur féminine et splendeur excitante de son sexe. Chiasme qui bouleverse le rapport à l’autre, à l’érotisme et annule les faux savoirs antérieurs.
On dira que le statut que Laurent de Sutter réserve au trou se situe quelque part entre la case vide de Lévi-Strauss et l’objet a de Lacan. Le trou sous la porte qui permet de voir la béance féminine s’offre en effet comme la case vide autour de laquelle et grâce à laquelle la structure se meut, il se présente comme le point de réel, l’objet petit a qui n’est viable qu’à être relayé par l’imaginaire et le symbolique. Demeurer dans un face-à-face avec ce point de réel sans dehors précipite dans la folie. Si le monde est un cache-sexe, un écran qui protège du trou, s’il dresse une scène de faux-semblants qui ne veut rien savoir du trou en sa nudité, c’est parce que le réel obscène n’est supportable que filtré, médiatisé et drapé dans le leurre. Le monde est infidèle à la vérité qui le fonde et le sous-tend, à savoir la vérité du trou que ne fréquentent que la tribu des ratés et des pervers, voyageurs frénétiques du monde des latrines.
Lorsque, gros de l’enseignement tiré de sa fréquentation assidue des toilettes, le narrateur revient parmi les hommes, il attend que sa parole soit performative, il escompte une mutation des êtres, une libération que les femmes pourraient enclencher en exhibant la vérité qu’elle porte en leur sexe. Il subit un nouvel échec : principales artisanes de la frime, les femmes font semblant d’accepter de s’exhiber mais refusent d’être regardées par et dans leur seul sexe qui est le tout de la vérité. Leçon d’Une Sale histoire : les femmes ne veulent rien savoir du trou ni de la vérité qu’elles sont. Le non-rapport sexuel théorisé par Lacan est ici attesté. La non-rencontre entre désir de l’homme et désir de la femme est irrelevable.
Avec un extrême brio, une déduction froide de serial killer qui dépèce les clichés et les pseudo-concepts, Laurent de Sutter déploie l’architecture idéelle, formelle du film que Jean Eustache place sous l’angle d’une division absolue, tranchée, celle entre hommes et femmes. Cette première division, sexuelle, de genre, est redoublée en une partition à nouveau étanche, celle entre observant et observée, entre activité et passivité, prédateur oculaire et proie offerte (dévorée du regard sans qu’elle le sache). Hommes et femmes font l’objet d’une appréhension métonymique : l’oeil condense la position masculine tandis que le sexe résume la position féminine. Il y aurait lieu de prolonger la pensée radioscopique de Laurent de Sutter afin de questionner la division sexuelle initiale, la répartition du masculin et du féminin, l’assimilation du premier à un œil obsédé par l’autre sexe et de la seconde à un sexe béant. Et de creuser dans le même mouvement la raison, le pourquoi du caractère intenable de la vérité. En quoi la vérité du trou est-elle invivable ? D’où vient la nécessité de médiatiser, d’occulter la vérité sous les puissances du faux ?
L’enchaînement déductif que déroule Laurent de Sutter se décline selon une logique imparable. In fine, les cinq méditations que montre le film achèvent d’éconduire, de ruiner Platon et Descartes. Travaillant sur les formes, sur l’épure formelle qu’Une Salehistoire produit, l’auteur la condense en cinq thèses :
1. Il n’y a pas de plaisir sans peine (tirade liminale du film) : voir le sexe de la femme est sous condition de s’agenouiller dans l’urine.
2. La vérité du monde est celle du trou.
3. Habiter cette vérité est insupportable, mène à la démence.
4. Faire sortir les hommes de la caverne des faux-semblants est exclu, frappé d’impossible.
5. Reste l’expérience de la jouissance sur fond de bassesse et d’humiliation. Une jouissance qui n’est jamais hygène et dont le nom est perversion.
Ainsi se boucle le pentateuque pervers.
“La jouissance est toujours perverse– tout comme celui qui part en quête de jouissance ne s’y lance jamais qu’au nom d’une forme singulière de perversion (...) Malgré son urbanité (ou plutôt : grâce à elle), le narrateur d’Une sale histoire est donc un grand pervers sadique — comme ses auditrices l’ont bien compris, mais comme elles refusent de l’accepter. Son dandysme est un dandysme de la cruauté, qui manie la vérité comme un fouet dont il se bat lui-même, pour mieux blesser les autres”.
La posture de la perversion est celle qui joue à fond l’affrontement sans issue de la loi du trou et de la loi du monde en les poussant à leur dérèglement.
Au terme de cette magistrale dissection anatomique sous le scalpel de Laurent de Sutter, les six méditations cartésiennes volent en éclats.
Au doute constructif, fût-il hyperbolique de la première méditation fait place la quête addictive d’une échappée dans les bas-fonds.
Au roc indubitable du cogito (2ème méditation) succède la ruine du soi dans un avilissement non masochiste.
À la preuve de l’existence de Dieu a posteriori, par les effets (3ème méditation) fait place l’anti-preuve de ce qui est.
À la distinction du vrai et du faux (4ème méditation) se substitue la folie du vrai qui est puissance du laid, de l’obscène, du sordide.
À la preuve a priori, par la cause de l’existence de Dieu, à la fameuse preuve ontologique (5ème méditation) fait place le déchet du trou.
À la validation du monde extérieur, à la division entre corps et âme (6ème méditation) s’oppose l’exercice de la perversion comme sécession par rapport à la raison sociale, assomption de la pornographie comme illimitation des possibles sexuels.
Si Théorie du trou prend l’allure d’une dissection anatomique, c’est au sens où, en découpant phase par phase Une sale histoire, en procédant à son analyse clinique, Laurent de Sutter rend vivante l’Idée latente, cachée du film. Serial killer d’un genre très spécial, il donne, fait jaillir la vie au lieu de l’ôter.
Ce dandysme de la cruauté dont Laurent de Sutter est le prince, on ne le savourera qu’à laisser aller la loi jusqu’au point où elle n’est plus que jouissance de son infondement. Dans cette brèche le suivront ceux et celles qui s’aventurent au-delà du semblant.
Véronique Bergen
Laurent de Sutter, Théorie du trou, Editions Léo Scheer, Variations XXVI, 2013.