"Bruno Latour est infatigable. De la fabrique des faits scientifiques ou des objets techniques à l'ethnopsychiatrie, en passant par la religion, le droit, la politique ou les récentes controverses sur le changement climatique, aucun domaine du savoir et des pratiques ne lui est étranger. Depuis plus d"un quart de siècle, son ambitieux programme d’une anthropologie des « Modernes » lui fait parcourir dans toute son extension le « plurivers » où l’humanité invente son destin - monde bigarré, plein de hiatus, de malentendus et de controverses. En « diplomate » attentif à la pluralité réelle des intérêts, des valeurs, mais aussi des modes d’existence, il ne se contente pas de décrire les points de tension ; il entend les traiter en convoquant à la table des négociations le savant et le schizophrène, l’économiste et le militant écologiste, et pourquoi pas les non-humains avec les humains. C’est du moins ce qu’annonce sa vaste Enquête sur les modes d’existence, tout récemment parue. Le dossier que nous lui consacrons en cerne les enjeux aux confins de l’anthropologie et de la métaphysique, avec des articles de Mathieu Hauchecorne et de Patrice Maniglier, complétés par un entretien inédit avec Bruno Latour."
Difficile de rendre compte de ce numéro sans quelques remarques critiques relativement à ce qui touche au concept de Plurivers. Ne serait-ce que pour reconnaître que les omissions et les marges négligées sont toujours intéressantes. Nous partageons volontiers l’infatigabilité de Bruno Latour auquel nous avons consacré une recension récente. En revanche, l'idée de"Plurivers" a une longue histoire qui n'est pas épuisée dans ce numéro de qualité. Nous devons en premier lieu à David Lapoujade (1997) la redécouverte de William James en France ainsi que sa référence à un univers pluraliste chez James dont témoigne l'immense travail de François Wahl sur "Les philosophies pluralistes d'amérique", un pluralisme qui n'a rien à voir avec le pluriversum auquel se réfère Carl Schmitt et duquel il conviendrait de se départir très sérieusement. Cette logique plurielle, James l'hérite de sa lecture de Renouvier qu'il admirait et auquel Gabriel Tarde a sans doute repris l'idée d'une "nouvelle monadologie" comme je le montre dans L'image virtuelle qui, en 1996, explore la ramification des univers de Renouvier tout en consacrant en 1999 une étude à la notion d'Opposition universelle. Il s'agit d'une universalité qui révèle en réalité une différenciation très novatrice, tout à fait étrangère à l'idée de Dialectique. L'étrangeté des circonstances m'a conduit de cette logique particulière vers Souriau en 2002 relativement à une étude sur l'âme. Avoir une âme, livre de Souriau introuvable qui trace des lignes extérieures à la centralité du sujet cartésien abordée dans Parures d'Eros où je recroise ces lignes avec Whitehead tel qu'Isabelle Stengers en rend la lecture possible. Sans de tels carrefours, il ne me serait pas venu à l'esprit de consacrer en 2010 un essai aux Plurivers dans la collection que Laurent de Sutter dirige aux PUF. Je le dis d'autant mieux qu'une confrontation sérieuse avec cette archive aurait donné à ce dossier une allure plus consistance notamment sur l'usage théologique "new age" du concept et surtout relativement aux commentaires très tendancieux que Julien Freund, après Carl Schmitt, réserve à ce concept dont je pressentais l’ambiguïté par l'analyse de Star Wars. "Avoir une âme" en tout cas ne relève pas de ce que le verbe être rend pensable ni de ce que le capitalisme universel distribue en forme de biens dilapidés comme on pourrait se prêter à le penser, au demeurant sans le vouloir.
JCM