« Le Collège international de philosophie a trente ans. Trente années durant lesquelles, à l’initiative de François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt, se seront succédées des générations de chercheuses et de chercheurs, universitaires ou non, philosophes de profession ou non, attachés à multiplier les collaborations entre la philosophie et toutes les disciplines susceptibles de stimuler la pensée et de renouveler ses schèmes théoriques : arts et littérature, sciences et sciences humaines, économie, politique, droit, etc. Depuis trente ans, enjambant les frontières convenues entre l’éducation, la recherche, la culture. »
Impossible évidemment de rendre compte d’une telle archive qui accueille en effet des travaux extérieurs à l’Université comme ce fut par exemple le cas de ceux de Françoise Proust et bien d’autres, au demeurant de plus en plus rares. Intersections est en tout cas le nom de ce qui n’appartient à aucun ensemble, toujours en excès. S’y ouvre une excroissance attentive aux frontières, aux bords, comme pour feuilleter la bordure elle-même. Le livre qui rend compte de cette "assemblée collégiale" expérimente de curieuses ouvertures, celles de la page dans l'écran et de l'écran dans la page avec des voix, des voix presque hors-champ, hors-temps. Tous les textes s’attachent du coup à un événement qui insiste et gravite au milieu, dans l’interstice des cloisons et des murs disciplinaires comme pour initialiser un livre-labyrinthe –raison qui me rappelle au demeurant le séminaire de trois longues années que je devais consacrer à l’œuvre de Borges entre 2001 et 2004. Les mots me manquent aujourd’hui pour dire ma reconnaissance au Ciph et à tous ceux qui avaient rendu possible ce parcours dont la bifurcation constituait le cœur.
Le format de ce livre électronique est délibérément numérique. Un nouveau type d'écrits sans doute qui n’est pas loin de ce que Derrida avait rêvé dans Glas -ce livre dont la composition s’établit entièrement dans la marge. Ecrire depuis la marge, c’est non seulement refuser le corps plein de l’écriture, le corpus d’une tradition sans y montrer les étranges parasites et virus qui en avaient été rejetés et qui rappellent bien des revenants. L’originalité de ce collectif élaboré par le Ciph sous la houlette de Mathieu Potte-Bonneville tient à sa facture impossible, impossible en version papier à laquelle je continue évidemment de donner mon assentiment et ma préférence pour des raisons difficiles à exprimer. L'intérêt d'un tel livre réside en tout cas dans le fait qu'il ne s’agit plus d’une imitation, d’une reprise de la logique du papier, de l’imprimé, dans l’économie de sa confection matérielle. On y ressent immédiatement l’intenable d’une version papier dont cet essai excède le genre et qui pour cela n’est pas un succédané de l’encre comme c’est le cas de trop de livraisons numériques -qui n’ont de numérique que le nom. En effet, ce que nous offre le Collège par ces épreuves numériques, ce n’est pas un livre sans éditeur mais plutôt une édition qui déborde la diffusion classique de la publication, de l’espace public dont les carrefours se recroisent ici selon d’autres sections. Il s’agit stricto sensu d’un livre impubliable mais public par d’autres relais. On y découvre un espace autant sonore que visuel, capable de migrer vers des médiums eux-mêmes assez surprenants. Les événements choisis pour en tracer le cours s’enfoncent ainsi dans une exposition réellement digitale: une épaisseur maigre, feuilletée, dont l’ordre n’est plus la succession, la lecture découvrant des passerelles sans chronologie. Intersections entre écriture et image, entre images et mouvements, entre mouvements et temporalités, entre temporalités et sonorités...
Nous sommes par-là mis en demeure d’y rencontrer des signes qui tiennent d’un autre registre que celui du livre illustré -malheureusement passé de mode. Le livre vaut davantage comme installation. Une strate audio-visuelle surprenante vient caviarder les colonnes, le corps du texte, par des encadrés, des cadres dans le cadre dont la profondeur se mue en profondeur de champ (avec la possibilité de zoomer sur les images). On pourra y suivre des interventions de Derrida, de Badiou, Deguy et bien d’autres selon des livraisons autonomes qui font la vie du livre numérique, infiniment recomposable. Deleuze parlait souvent de formule. Un livre de ce genre en effet me paraît constituer la formule d’une écriture, d’une composition ou plutôt d’un montage qui excède la forme classique, in octavo, du livre papier. Livre rhizome, livre radicelles plus que cahier central. Peut-être y apprend-t-on d’autres octaves que celles que nous avions jusqu’alors nommées frontispice, chapitres, paragraphes… pour explorer les interférences et les possibilités de la juxtaposition, de la simultanéité, celle d’une barre de tâches, d’une lecture qui touche à la multiplicité du sens. On critique beaucoup cette simultanéité dans le monde pédagogique des lettres, mais il me semble que la tentative du Collège amorce une façon de lire qui, sans être agrammaticale, n'en est pas moins conduite par une temporalité variée. Par conséquent riche...
A télécharger gratuitement ici http://30ansciph.org/spip.php?rubrique5
J.-Cl. Martin