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Homo Labyrinthus / Frédéric Neyrat

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« Tout labyrinthe est fait pour qu’on s’y perde et, pour cela, il comporte des voies sans issues, des impasses, des chemins qui reviennent au point de départ (…). En ce sens, tout labyrinthe est une énigme, une devinette, un jeu auquel il ne faut pas jouer, mais qu’il faut déjouer. Car tout l’art consiste, non à trouver la juste réponse à la question posée (…), ni même la bonne solution au problème rencontré, mais précisément l’issue, la sortie : Comment se sortir de la situation dans laquelle on est pris ? Comment trouver la bonne issue ? Y aurait-il une impasse que l’on pourrait détourner en un passage ? »
(Françoise Proust, L’histoire à contretemps)



Prologue : Une scène axiale



Au commencement, tout est silencieux. De temps à autre, on entend le bruit répétitif des insectes. Alternance monotone des jours et des nuits. Coexistence pacifique des espèces. Rien ne se passe, semble-t-il. Même lorsque de grands primates se querellent à propos de l’appropriation d’une étendue d’eau, ils ne font que gesticuler, ils singent la violence, de loin, mais ne s’affrontent pas.

Un jour, à l’aube, on ne sait quand à proprement parler, se dresse un monolithe noir, structure d’une géométrie aussi parfaite que celle du soleil, ou d’une station orbitale. Il est effroyable ; un primate, puis plusieurs le touchent malgré tout – plan rapproché : les voici tous au contact, sur fond du Requiem de Ligeti.

Plus tard, un primate tient un os à la main. On comprend - qu’il est sur le point de comprendre, et qu’il anticipe : des images de bêtes frappées à mort, voilà ce qu’il projette de faire avec un os, il se voit déjà chasseur. Il passe de l’autre côté, sur le versant des êtres humains, avec en fond Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Il devient humain.

« Il » ? – qui donc, « il » ? Un primate ? Ou déjà quelque pré-humain ? Quelque chaînon manquant entre les deux ? Il se passe quelque chose, mais où, quand, et pour qui, à qui arrive-t-il quelque chose ? On voit, on anticipe, on imagine que ça se passe, entre cet être en devenir, son arme-outil et la musique de Strauss. Quel agencement improbable…

Ils sont debout désormais, devant la même étendue d’eau, mais c’en est fini du statu quo. Certains n’ont pas eu la chance, ou plutôt le privilège de toucher le monolithe et d’être contactés par l’ordre symphonique ; ils n’auront pas su accéder aux armes comme à la suprême dignité de la bipédie. Un meurtre, la technique, une technique de mort fait se lever l’humanité dans le sang, le pouvoir et l’appropriation des territoires. Mais l’humanité s’élève coupée en deux. D’un côté les vaincus, des esclaves bientôt ; de l’autre les maîtres ; entre les deux l’objet du désir, cette eau aussi fluide qu’est solide le monolithe.

Elévation et différence, humains et bêtes, monolithe et flux, phallus et féminité, tous ces dispositifs conceptuels vont se répéter, se vérifier, se renforcer au fur et à mesure de l’histoire humaine. Juste après le premier homicide, le premier assassin admis au rang d’être humain lance son arme vers le ciel ; elle se transforme en station orbitale. Voici venu le temps de l’intelligence artificielle, HAL, cet autre meurtrier. Son humanité apparaîtra de façon régressive, lorsque sa mémoire vidée laissera revenir une berceuse qu’il avait apprise aux premiers temps de sa programmation. L’histoire humaine se fait posthumaine et prépare son retour.

Plus tard, bien plus tard : après s’être élevée, pour finir et recommencer, l’humanité s’enroule dans un fœtus-monde dépouillé de tout élément machinique. L’énigme - l’éternel retour – un devenir postmachinique - ainsi parle Zarathoustra ...........

***

Mon étude tend à s’inscrire dans ce prologue, ce récit porté aux avances d’une enquête en travelings avant et arrière sur la scène axiale de 2001, l’Odyssée de l’espace, le film littéralement fabuleux de Stanley Kubrick. Car c’est bien dans un pro-logos que se situe l’axe du film : avant que ça ne parle. Mais les signifiants purs du mythe cinématographique, des musiques qui l’accompagnent et de la technologie qu’il érige, nous invitent à les remplir de sens. Disant, analysant, je déplacerai ce silence, sans jamais le taire définitivement, le portant malgré moi peut-être au compte du mythe, du chant de l’enfance de l’humanité, et du style d’une analyse.
Il est cependant diverses manières de se déplacer. La mienne vaudrait pour test de l’axe monolithique qui le leste. Un traveling en zigzags doit rendre compte de généalogies non linéaires, des impasses conceptuelles, des reprises et des répétitions qui scandent les rapports que les êtres humains entretiennent avec eux-mêmes, au sujet de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Il ne peut être question d’être humain sans énigme. Celle-ci n’est pas de l’ordre d’un mystère empêchant la réflexion, ou quelque « asile de l’ignorance » (Spinoza), elle est le nom d’une interrogation qui ne peut être que relancée face à l’existence improbable du monde, des êtres humains, des êtres vivants. En s’inclinant plusieurs fois et dans toutes les directions, l’axe monolithique doit se faire labyrinthe. Voici que s’avance Homolabyrinthus. Ni sapiens, ni faber, ou pas seulement, pas exactement. Ce labyrinthe est sombre, plus noir parfois que le monolithe de 2001, et porteur aussi bien de nuances dans les tons obscurs. Perdant de sa simplicité, la scène initiale pourrait dès lors se transformer, et laisser place à de nouveaux personnages, des figurants - des compagnons, des doubles, des revenants. Des morts ou des vivants ; des animaux ou des médiations technologiques ; ou les deux, tout à la fois. Tout un monde. Qui nous obligera à reconsidérer les rapports des êtres humains aux animaux et des animaux aux médiations technologiques et langagières – ces existences singulières. S’il ne veut pas récidiver indéfiniment, tuer en lui la part vivante, l’être humain d’après l’humanisme devra être à l’écoute du singe Washoe, qui pouvait combiner jusqu’à cinq signes issus de l’American Sign Language, de l’ancêtre Tumaï, vieux de 7 millions d’années, et du Réplicant amoureux et mortel de Blade Runner, le long-métrage de Ridley Scott. D’où venons-nous, la question de l’enfant, pourrait changer de sens. Hors tout principe d’évolution linéaire, l’humanité a survécu à grand-peine, et sa survie est aujourd’hui menacée, comme celle d’autres espèces, par ce que certains nomment désormais la Sixième Extinction. Plus que jamais, l’humanité fragilisée porte avec elle la contingence du monde.
De il- qui est-il, l’être humain ? - nous passons au nous, cette étrange coalition d’êtres plus ou moins biologiques, plus ou moins technologiques. Ce passage du il au nous, ce changement de sujet est l’objectif de mon étude. J’aimerais voir se transformer la scène axiale du film de Kubrick. Or une telle transformation implique de subvertir les fondements refoulés de l’humanisme dont elle est chargée. Un humanismeintégral hante les posthumanismes et les transhumanismes, insiste lourdement derrière le masque des cyborgs, et donne la raison d’être des thèses dites « accélérationnistes » qui aujourd’hui séduisent les intelligences pressées par une pulsion moderne toujours hégémonique. Cet humanisme empêche de penser la coalitionoriginelle que la scène axiale de 2001 ne présente qu’à moitié, et défigure,
- d’une part en mêlant indistinctement la technologie et le divin,
-d’autre part en privilégiant toujours la part de l’être issue de cette fusion sur le reste du monde.

A la fois contre ce mélange spiritualiste et contre ce privilège humaniste, c’est-à-dire contre les hybridations fades et les exceptions trop humaines, je revendique la nécessité d’un nouvel antihumanisme, attentif à la contingence (ontologique), à la précarité (existentielle) comme à la fragilité (écopolitique) du monde de la vie. Un antihumanisme stratégique, vecteur d’une politique des existences : comme un cheval de Troie théorique qui s’ajouterait à la scène axiale de 2001 pour en changer l’orientation, le script, et la musique. Comme une caméra supplémentaire, qui filmerait le film de l’intérieur, et le détournerait de son axe. Entrons dans le labyrinthe.

Frédéric Neyrat, extrait de Homo Labyrinthus 


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