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Véronique Bergen / Les variations deleuziennes de Jean-Clet Martin

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Mise en mouvement de batteries conceptuelles, risque pris dans le chassé-croisé des systèmes de pensée, variations autour du concept deleuzien de multiplicité : c’est à un exercice de pensée ouvert à l’inédit et au productif que nous convie Jean-Clet Martin dans ce qui s’affirme désormais comme un des frayages décisifs de l’œuvre de Gilles Deleuze, Variations. La Philosophie de Gilles Deleuze. Découpant transversalement l’ensemble de la philosophie de Deleuze, se livrant à une mise en interrogation de l’empirisme transcendantal, des concepts nomades, de l’image de la pensée ou encore de l’événement, l’auteur réfléchit à ce qui, selon Deleuze, a amené Kant au plus près d’une esthétique transcendantale des multiplicités, d’un temps pur non catégorisé et ce qui l’a mené à oblitérer cette ouverture vers un plan d’immanence métastable. Heidegger avait déjà thématisé le double geste kantien d’une avancée vers le temps comme transcendantal de la synthèse ontologique, comme fêlure de la conscience et d’un recul (dans la seconde édition de la première Critique) en direction d’un cogito transcendantal non affecté par le temps. Deleuze, quant à lui, s’est attelé à démonter le repli de Kant face au danger de phénomènes non stabilisés, fluents, pullulant en un grouillement de sensations diffuses.
Afin de contrer le péril d’une raison affolée qui échoue à schématiser les catégories, afin de suspendre le cauchemar d’un cinabre tantôt noir tantôt rouge et d’assurer dès lors une recognition fiable d’objets quadrillés sur un sol ferme, il fallait enrégimenter les vibrations perceptives du divers sensible sous la forme réglée du temps. À savoir, un temps soumis aux schèmes de la causalité et déterminé sous l’angle de la succession par un sujet transcendantal soustrait aux lois phénoménales de la causalité. En d’autres termes, pour se prémunir contre l’émergence d’un chaos de sensations déréglées, Kant va limiter le mouvement de remontée du fondement, imposer l’empirique à un transcendantal en vérité sans  ressemblance avec ce qu’il conditionne. Où il s'agit de refuser le décalque du transcendantal (conditions de possibilité d’une expérience possible) à partir de l’empirique (unité conceptuelle du divers sensible effectuée par l’entendement). Là où le transcendantal kantien (l’espace-temps et les catégories comme conditions de possibilité de l’expérience, la subordination de l’unité de l’expérience et de l’objet au sujet transcendantal comme système des concepts) réinjectait en son sein les propriétés de l’expérience empirique (unité de l’objet et du sujet), Deleuze produit la pensée d’un empirisme transcendantal (grouillement de petites perceptions, de singularités virtuelles) déclinant une genèse perceptive où l’événement présente à la fois l’actualisation de singularités polarisées et les multiplicités virtuelles de sensations molécularisées.
Si, pour Kant, la disjonction exclusive règne en maître (A est A, le cinabre est soit noir soit rouge), si, pour Hegel, toute unité est contradictoire (A est B) et relève d’une dialectique sursumant le négatif, pour Deleuze, la logique affirmative de la disjonction inclusive et de la coexistence de tous les possibles au sein de l’entité actuelle vérifie la formule mallarméenne “Jamais un coup de dés n’abolira le hasard”. Elle la vérifie au sens où avec Mallarmé, Borges, Whitehead, tous les coups de dés inactuels, hasardeux insistent dans le compte tangible : loin que le nombre déposé congédie l’ensemble de tous les autres coups possibles, il affirme les combinaisons invisibles, exprimées virtuellement dans le chiffre révélé. À la méthode critique disposant une typologie sédentaire, une analytique des concepts fait place une esthétique transcendantale multisensible. À un temps déterminé par la causalité font place les flux d’un temps hétérogène soustrait à la causalité et à l’unité du sujet et de l’objet, un temps « hamlétien » sorti de ses gonds, de sa dispensation catégoriale tel que le cinéma le met en œuvre au travers d’images-temps, de cristallisations temporelles où coexistent présent et passé virtuel. À un divers sensible unifié par l’entendement fait place une expérimentation (via l’ouverture de lignes de fuite en art) de sensations non stabilisées en perceptions orientées.
D’une topique réglée des concepts côté Kant, l’on passe ainsi à un diagramme nomade côté Deleuze. Du bon usage contrôlé de la raison, l’on bascule, hors de tout tribunal, dans un champ sensible sursaturé, peuplé de phénomène vagues non réglables a priori par un cadre d’intelligibilité déployé par l’entendement. Que les phénomènes ne soient pas conformes aux exigences d’unité de l’entendement, que le sensible en variation continue ne soit corrélé ni à un ego transcendantal ni à un objet X, c’est ce qu’expérimentent Socrate dans Eupalinos ou l’architecte de Valéry, le Consul de Malcolm Lowry dans Au-dessus du volcan ou encore les créatures de Borges. Le pur dehors fait alors violence à nos anticipations perceptives (pensons à la dissolution des cadres perceptifs, de son être-au-monde que subit Roquentin dans La Nausée).
Le pur dehors rature nos pouvoirs de récognition et nous révèle par là les conditions transcendantales de la perception : c’est en art que les multiplicités filtrées par le sens commun, territorialisées par l’entendement se déchaînent sur un plan d’immanence sans vecteurs polarisés ni ordre de succession. L’esthétique comme creusement d’un temps pur, non stratifié, comme exploration de singularités non encore catégorisées permet de renouer avec l’être même de l’aisthesis, avec le transcendantal du sensible, à savoir le temps. L’art recontacte le plan où pensée et vie passent l’une en l’autre en tant que l’art acte l’identité des deux sens d’esthétique, l’esthétique comme théorie du sensible et l’esthétique comme activité artistique. Pour Kant, la pensée s’arrête là où elle commence pour Deleuze, à savoir au point d’indiscernabilité de l’esthétique comme théorie de la sensibilité et de l’esthétique comme théorie et pratique de l’art. La pensée n’advient qu’au point où la circularité heureuse entre synthèse constituante et phénoménalité de l’objet se brise sous le choc d’un sensible soustrait à toute mainmise catégoriale. Se heurtant à la forme pure d’un temps feuilleté, divergent, Kant a refermé cette explosion du sublime en la rabattant sur un temps spatialisé, schématisé. À ce temps appauvri, arraisonné par sa spatialisation, Bergson opposera l’intuition de la durée comme élan vital flux créateur. La sémiotique générale que Deleuze déploie dans l’ensemble des champs de pensée libère alors la lecture de systèmes de signes (en art, en philosophie, en science) condensés en telle ou telle image de la pensée (image dogmatique de la pensée, image d’une pensée schizoïde, récognition ou pensée sans image…), activés dans telle ou telle strate géo-historique.
Loin de ce que Deleuze perçoit doxiquement comme la logique hégélienne — logique finaliste d’une pensée avançant vers la synthèse du réel et du rationnel —, les images de la pensée et leurs plans d’immanence se concrétisent à ses yeux en fonction du problème posé. Axé sur une mise en perspective des esthétiques transcendantales de Kant et de Deleuze, l’essai novateur de Jean-Clet Martin autorise un parcours revigorant des rhizomes deleuziens et sillonne avec brio une œuvre tout entière dédiée aux expériences en pensée que compose tout “jardin aux sentiers qui bifurquent”.

Véronique Bergen.

Jean-Clet MARTIN, Variations. La Philosophie de Gilles Deleuze, Bibliothèque scientifique Payot, 1993, réédité en Petite Bibliothèque Payot, 2005.
Article remanié d’une version initialement publiée dans la revue Lignes, été 1993

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