
Afin de contrer le péril d’une raison affolée qui échoue à schématiser les catégories, afin de suspendre le cauchemar d’un cinabre tantôt noir tantôt rouge et d’assurer dès lors une recognition fiable d’objets quadrillés sur un sol ferme, il fallait enrégimenter les vibrations perceptives du divers sensible sous la forme réglée du temps. À savoir, un temps soumis aux schèmes de la causalité et déterminé sous l’angle de la succession par un sujet transcendantal soustrait aux lois phénoménales de la causalité. En d’autres termes, pour se prémunir contre l’émergence d’un chaos de sensations déréglées, Kant va limiter le mouvement de remontée du fondement, imposer l’empirique à un transcendantal en vérité sans ressemblance avec ce qu’il conditionne. Où il s'agit de refuser le décalque du transcendantal (conditions de possibilité d’une expérience possible) à partir de l’empirique (unité conceptuelle du divers sensible effectuée par l’entendement). Là où le transcendantal kantien (l’espace-temps et les catégories comme conditions de possibilité de l’expérience, la subordination de l’unité de l’expérience et de l’objet au sujet transcendantal comme système des concepts) réinjectait en son sein les propriétés de l’expérience empirique (unité de l’objet et du sujet), Deleuze produit la pensée d’un empirisme transcendantal (grouillement de petites perceptions, de singularités virtuelles) déclinant une genèse perceptive où l’événement présente à la fois l’actualisation de singularités polarisées et les multiplicités virtuelles de sensations molécularisées.
Si, pour Kant, la disjonction exclusive règne en maître (A est A, le cinabre est soit noir soit rouge), si, pour Hegel, toute unité est contradictoire (A est B) et relève d’une dialectique sursumant le négatif, pour Deleuze, la logique affirmative de la disjonction inclusive et de la coexistence de tous les possibles au sein de l’entité actuelle vérifie la formule mallarméenne “Jamais un coup de dés n’abolira le hasard”. Elle la vérifie au sens où avec Mallarmé, Borges, Whitehead, tous les coups de dés inactuels, hasardeux insistent dans le compte tangible : loin que le nombre déposé congédie l’ensemble de tous les autres coups possibles, il affirme les combinaisons invisibles, exprimées virtuellement dans le chiffre révélé. À la méthode critique disposant une typologie sédentaire, une analytique des concepts fait place une esthétique transcendantale multisensible. À un temps déterminé par la causalité font place les flux d’un temps hétérogène soustrait à la causalité et à l’unité du sujet et de l’objet, un temps « hamlétien » sorti de ses gonds, de sa dispensation catégoriale tel que le cinéma le met en œuvre au travers d’images-temps, de cristallisations temporelles où coexistent présent et passé virtuel. À un divers sensible unifié par l’entendement fait place une expérimentation (via l’ouverture de lignes de fuite en art) de sensations non stabilisées en perceptions orientées.
D’une topique réglée des concepts côté Kant, l’on passe ainsi à un diagramme nomade côté Deleuze. Du bon usage contrôlé de la raison, l’on bascule, hors de tout tribunal, dans un champ sensible sursaturé, peuplé de phénomène vagues non réglables a priori par un cadre d’intelligibilité déployé par l’entendement. Que les phénomènes ne soient pas conformes aux exigences d’unité de l’entendement, que le sensible en variation continue ne soit corrélé ni à un ego transcendantal ni à un objet X, c’est ce qu’expérimentent Socrate dans Eupalinos ou l’architecte de Valéry, le Consul de Malcolm Lowry dans Au-dessus du volcan ou encore les créatures de Borges. Le pur dehors fait alors violence à nos anticipations perceptives (pensons à la dissolution des cadres perceptifs, de son être-au-monde que subit Roquentin dans La Nausée).

Loin de ce que Deleuze perçoit doxiquement comme la logique hégélienne — logique finaliste d’une pensée avançant vers la synthèse du réel et du rationnel —, les images de la pensée et leurs plans d’immanence se concrétisent à ses yeux en fonction du problème posé. Axé sur une mise en perspective des esthétiques transcendantales de Kant et de Deleuze, l’essai novateur de Jean-Clet Martin autorise un parcours revigorant des rhizomes deleuziens et sillonne avec brio une œuvre tout entière dédiée aux expériences en pensée que compose tout “jardin aux sentiers qui bifurquent”.
Véronique Bergen.
Jean-Clet MARTIN, Variations. La Philosophie de Gilles Deleuze, Bibliothèque scientifique Payot, 1993, réédité en Petite Bibliothèque Payot, 2005.
Article remanié d’une version initialement publiée dans la revue Lignes, été 1993