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De Leibniz aux images virtuelles ou de la puissance du Cyberespace / Véronique Bergen

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STATUT DE LA RÉALITE ET DE L’IMAGE.

La mise en doute de cela même qu’on nomme réalité et de sa relation à la sphère de l’image est constitutive de l’interrogation philosophique. La configuration des découpes entre réalité et imaginaire, objectivité et subjectivité, vérité et erreur présuppose le tracement des coordonnées d’une image de la pensée la surdéterminant dans son rapport au chaos. Dans cet essai ambitieux, novateur [1], avant de plonger dans le monde des images virtuelles, Jean-Clet Martin condense les réponses que la philosophie a apportées au corps à corps de la pensée et du chaos. Les principales réponses à l’affrontement préjudiciel avec un chaos dont il s’agit de tirer une posture consistante dessinèrent le visage de l’idéalisme platonicien sortant de la caverne vers le ciel transcendant des Idées, du dualisme irrévocable des substances pensante et étendue sacrant le point de capiton du doute cartésien, et enfin celui du “vitalisme” de l”esse est percipi” de Leibniz, Renouvier, Bergson, Deleuze. L’orientation d’une pensée acquise au tribunal du jugement, aux dualismes de la représentation engagea le platonisme en un système de formes stables, identiques et éternelles censé conférer un fondement inconditionné aux réalités sensibles, relatives et douteuses. Déboutant la vue du corps en ce qu’elle ne sécrète que des ombres trompeuses, la relevant sous le signe d’une vue de l’âme acquise à la vérité, le platonisme se devra de proposer une méthode de division sélective apte à évincer les pièges hypnotiques de simulacres déstabilisant la représentation orthonormée. 

A la suspicion frappant des images troublant la conformité entre l’ordre de l’esprit et celui des choses, Descartes répondit par le roc indubitable d’un cogito en amont attestant la validité du monde extérieur. A cette double riposte — platonicienne et cartésienne — sertie dans l’orbe de la récognition, les tenants d’une pensée immanente, traversant son labyrinthe au moyen de forces, de flux, de perspectives, opposèrent la courbe d’une genèse de l’être et de la pensée. Cette genèse s’opère via un creusement des plis de la caverne, un constructivisme du réel et une production intensive des dérivées que sont le sujet et l’objet. C’est précisément aux expérimentateurs d’une pensée involontaire, ouverte aux chocs du dehors, que Jean-Clet Martin en appelle afin de mettre en résonance leur schéma d’un virtuel se différenciant et le régime d’être paradoxal qualifiant les images numériques. En tant que production numérique, autopoiétique, sans référence à un modèle l’assujettissant, l’image virtuelle se césure de tout schéma de perception analogique. Une différence de nature sépare les procédés analogiques (pellicule, bande magnétique fonctionnant par imitation, reproduction de ce qui les affecte du dehors, des impressions externes) de la sphère du digital, du numérique, du monde des pixels (l’image n’est pas reflet, "mimèsis" mais surgit de l’intérieur). La modélisation de l’image virtuelle via une mémoire électronique et son développement programmé en séries parallèles sans interférence voient leurs expérimentations de nouveaux modes de sentir et de penser éclairées d’une part par le cône bergsonien d’une mémoire virtuelle coexistant avec toute perception présente, d’autre part par le monde leibnizien de forces en devenir pliées dans les monades dont l’étendue n’est que l’épiphénomène produit par la projection des différentielles de l’âme sur un écran intérieur. 

Avec Leibniz, l’étendue n’est plus guère un constituant ultime, une substance “partes extra partes” mais elle devient une idéalité conceptuelle mâtinée de sensible confus, attestant de notre finitude, génétiquement engendrée par les différentielles pliées en la monade. C’est cette architecture d’un centre projectif monadique déchiffrant la flexion du monde selon ce qu’il en prélève et projette sur sa chambre intérieure qui offre à Jean-Clet Martin une armature philosophique propice à la lecture de la “vue sans dehors” (au sens d’espace extensif) qu’orchestrent les images de synthèse. L’invagination du monde virtuel s’actualisant dans les “automates incorporels” que sont les monades délaisse la fuite en avant vers une transcendance fondant le sensible et promeut une plongée en immanence dans la circularité entre plis de l’âme et plis de la matière, au plus près d’un champ transcendantal intensif bouillonnant de différences virtuelles vectrices d’inédit. Par le repérage des opérateurs du réel et du virtuel (stabilité des éléments appartenant à un site extensif ; inclusion des lieux, des profils en réajustement continu, redistribuant l’état de chose, faisant du virtuel un réel s’intégrant sans décalque de l’actuel sur ses conditions), se dégagent des êtres mathématiques dont rien ne pourra faire que la construction du réel qu’ils performent ne soit la proie de bifurcations, de ruptures inédites et d’outrepassements des contraintes programmées. 


C.A.O. ET CHAOS.

Loin des réserves phénoménologiques quant à la perte de la perception naturelle, quant à l’abandon de la chair et de la réceptivité sensible, à l’écart des diagnostics dressés par Baudrillard et Virilio relatifs à une déréalisation implosant le monde dans une simulation en roue libre, Jean-Clet Martin tisse, en des noces toujours audacieuses et rejouables, les termes de Création Assistée par Ordinateur et de chaos composé, d’événements auto-référentiels excédant les lois de programmation et de systèmes numériques métastables, ouverts à la capture de séries hétérogènes, héritiers d’une image de la pensée mineure, d’une science nomade, en ce que l’ordinateur fut l’instrument qui permit la révélation de l’existence des systèmes chaotiques. Dès lors que l’altérité d’un dehors fracturant les entreprises concertées demeure toujours en excès sur les calculs intégrés, dès lors qu’un temps sériel, ramifié concocte du sein des logiciels la possibilité de phénomènes d’émergence, la surrection de l’incertitude et de la différence pure, rien ne permet de préjuger ni de l’orientation ni du sens des trajectoires en variation continue. Le ralliement de Leibniz, de Bergson à l’« esse est percipi » et la genèse d’univers virtuels par images de synthèse préservent alors la force de l’involontaire, l’autonomie du monde, même si subsiste toujours le risque d’un sujet avalant le dehors, disqualifiant ce dernier comme songe et expansion de sa propre hallucination. 

Face à ce pari pour une “répétition complexe”, pour des passages à la limite se retournant contre les algorithmes et appelant à l’invention d’un “exercice supérieur de penser”, se lève la question du mode opératoire des lignes de fuite déterritorialisant tout programme. Le programme présuppose-t-il en droit et de fait le non-programmable, le surgissement de problèmes médusant la pensée ? Bruisse-t-il d’une forge volcanique inconsciente qui prend la pensée à revers jusqu’à la faire enfanter une étoile filante ? Y a-t-il une singularité de ces échappées en spirale trouant le plan de coordonnées par rapport aux devenirs philosophiques ou esthétiques ? 

« S’il faut, évidemment, se soumettre aux exigences d’un logiciel, cela n’empêche en rien la possibilité de capter un maximum de codes différents dont la rencontre, l’hybridation ne manqueront pas de surprises, réfractaires à l’enchaînement prévisible des codes, ouvertes aux mêmes devenirs que Renouvier plaçait au cœur de la monade (…) L’image virtuelle, ramifiée sur des lignes hétérogènes, ne cesse de détourner ou de contourner la logique mécanique des modèles mathématiques dont elle a besoin et qu’elle va greffer en une chimère entr’expressive » écrit Jean-Clet Martin. Cette violation des procédures et syntaxes programmées implique que le monde leibnizien d’une clôture de séries compossibles et convergentes ait fait place au jeu d’un monde de capture, acentré et atonal. Au pli harmonique du baroque s’est substitué le surpli du surhomme. L’introduction de l’aléatoire et de l’hybridation fait de l’image virtuelle une chimère à l’interface de la réalité physique et de la réalité mentale. En effet, « l’image virtuelle, dans l’immanence absolue du monde qu’elle absorbe, ne nous paraît pas en cela devoir faire appel à un nouvel idéalisme ». 

Là où certains identifient image numérique et enfermement dans un idéalisme platonicien où le monde se réduit à une perception purement subjective, à un « esse est percipi » hallucinatoire, Jean-Clet Martin objecte qu’à l’instar de l’œil placé au cœur des choses, l’image virtuelle est « une synthèse de la matière devenue lumière ». 

L’événement sera cette différence pure, inédite, arrachée au calcul du monde en ce qu’il ne tombe jamais juste, en ce qu’il transgresse, dépasse la configuration programmée initialement. Existant en-soi et pour-nous, le cyberspace contraint à inventer de nouveaux modes d’individuation. Aux acteurs humains et aux “quasi-objets” revient la responsabilité de raviver le tremblé lancinant des questions, sans plus la réinjection d’espaces hiérarchisés et figés. Il dépend de nous de nous loger du côté d’un agencement Proust-Borges plutôt que du côté de la nouvelle "Les Suaires de Véronique" de Michel Tournier (nouvelle du recueil "Le Coq de bruyère"). 


Véronique Bergen

(Version remaniée, complétée d’un texte initialement publié dans le "Mensuel Littéraire et Poétique", n°246, janvier 1997.)


[1] Jean-Clet Martin, "L’Image virtuelle. Essai sur la construction du monde", Éd. Kimè, 1997.


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