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Métaphysique de la putain / Laurent de Sutter

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Toute vérité a un prix. Il n’existe pas de vérité qui serait gratuite – de vérité qui serait disponible de manière libre, et dont l’appropriation serait laissée à la simple volonté de chacun. La vérité se paie, même si le prix qu’il faut en acquitter n’offre aucune information quant à sa valeur : toute vérité coûte, fût-elle la plus sordide, la plus vaine ou la plus criminelle. Lorsqu’il décida, dans sa « Proposition d’octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », d’intituler « passe » la procédure d’habilitation des membres de son école de psychanalyse, Lacan ne l’avait pas oublié[1]. La « passe » est cette modalité de transmission d’une vérité que nul programme, nul manuel et nul règlement ne parviendra jamais à communiquer sans qu’un prix en soit acquitté. C’est pourquoi la procédure de la passe, dans l’Ecole de Lacan, fut décrétée aléatoire : seul l’aléa d’une rencontre est susceptible d’emporter avec elle quelque chose de cette vérité à transmettre. De même, seul l’aléa de la rencontre tarifée avec une putain est susceptible d’emporter avec elle quelque chose comme la vérité du désir de celui qui en fait la démarche : la passe est le moment où la vérité se paie. Faut-il en déduire que tout psychanalyste est une putain ? Sans doute. Mais il est encore plus certain que toute putain, qu’elle le veuille ou non, et qu’elle le sache ou non, pratique tous les jours ce dont la psychanalyse ne peut que rêver. Dans la psychanalyse, l’analysant cherche l’impossible vérité structurant son désir – jusqu’au point toujours possible où, voulant devenir psychanalyste, celle-ci devient l’objet d’une passe aléatoire. Dans la rencontre avec une putain, en revanche, le miché ne cherche plus : il doit trouver, à peine de rentrer chez lui frustré, ainsi que, si elle n’est pas compréhensive, d’avoir fâché la prostituée. Entrer dans un bordel, ou faire venir une putain chez soi, c’est concentrer des années de psychanalyse en une infime seconde – une seconde au terme de laquelle doit être formulée une réponse à la question suivante : Che vuoi ?, « Que veux-je ? ». A cette réponse, chaque putain propose comme un écho : une autre réponse, qui concentre l’importance que le miché est prêt à accorder à la vérité de son désir – une réponse tenant en un seul mot : autant. C’est autant pour ne pas me posséder ; c’est autant pour perdre pieds ; c’est autant pour pouvoir regarder ton reflet dans une glace – c’est autant pour faire, durant quelques minutes, l’épreuve du réel. Simmel le rappelait encore, du reste : la coquette coûte cher, parce que ce qu’elle a à offrir dépasse de loin ce qu’elle possède, et qu’elle ne cédera jamais, le voulût-elle – et parce que c’est le fait même de ne pas le céder qui est sans prix. Le principe de coquetterie est un principe de dépense pure : il est le principe fixant le prix de ce qui n’en a pas.


Laurent de Sutter
Extrait du livre qui vient de sortir aux Editions Léo Scheer


[1] Cf. Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur la psychanalyse de l’Ecole », Autres écrits, éd. J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 2001, p. 243 et s.

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