Certains peintres, comme Francis Bacon, rapportent comment l’attention portée à une image quelconque et sans rapport avec le sujet – la photographie d’un animal, par exemple – peut instruire sur le portrait qu’ils désirent réaliser d’une personne déterminée. Le plus étonnant est que l’image et le portrait s’en trouvent tous deux éclairés. Il est arrivé la même chose à l’auditeur, intrigué et passionné par l’œuvre de Debussy depuis de nombreuses années, lorsque le hasard lui fit prendre connaissance de l’une des fictions radiophoniques d’Orson Welles, La Guerre des mondes, qui effrayèrent grandement l’Amérique juste avant la Seconde Guerre Mondiale. Dans l’enregistrement, on entend en effet à la minute 40,53s très précisément la musique du début de Pelléas[1]! Quoi de plus étrange, assurément ? Que peut-il bien y avoir de commun entre l’invasion des extraterrestres et Pelléas? Et même, quoi de commun entre l’œuvre de H.G. Wells et sa reprise par le quasi homonyme Orson Welles ? Si ce n’est, en y songeant, que 1902, l’année de la création de Pelléas, est la date qui marque la réalisation du premier film de science-fiction, Le Voyage dans la lune de Georges Méliès! Orson Welles devait bien connaître son cinéma, et Debussy beaucoup moins le cinéma que la musique. Toutefois, une rencontre objective de cette sorte, une telle collusion des dates et des genres ne fut manifestement pas intentionnelle (Pelléas est en chantier bien avant 1902). Il reste qu’il existe en l’occurrence plus de vérité dans ce type de rencontre objective, rigoureusement inenvisageable, que dans la création intentionnelle d’une œuvre et d’une signification fourrée en elle. Les grands artistes, peintres, écrivains, musiciens, cinéastes et photographes le savent bien, et, en quelque sorte, c’est même leur bonheur, cette bonne rencontre, cette vérification en quelque sorte qu’il n’est pas du destin de tous de connaître.
La question demeure et est légitime : comment peut-on mettre en rapport un scénario standard d’opéra, la triangulation amoureuse la plus banale, avec crime obligé à la fin, et l’épaisseur musicale accompagnant une invasion d’extraterrestres ? Sans préjuger de la réponse, n’est-il pas requis dans l’absolu que la nature et le contenu de la musique répondent d’eux-mêmes ? En effet, les accords du début de Pelléas, inconnus, pour l’essentiel du public, ne font nullement songer à un drame amoureux, fût-il situé dans un Moyen Âge plus mythique que réel, et pas davantage à un film ou une animation sonore traitant d’extraterrestres. Dans ces conditions, la musique ne dirait-elle que ce qu’on lui fait dire, n’aurait-elle de signification que contextualisée, ou bien, thèse plus risquée, possèderait-elle secrètement une caractéristique qu’aucun scénario ne dirigerait, une caractéristique donc plutôt qu’une signification ? Si bien que le contenu proprement chosal (le matériau, la thématique, l’histoire) en voilerait un autre, appelons-le de vérité, dont les cordes devraient être effleurées par l’écoute et l’attention réfléchies. Par conséquent, la musique viendrait de plus loin et irait plus loin que le propos explicite qui se trouve verbalement au bas de la portée. Pour autant, elle ne proviendrait pas de nulle part, mais constituerait à même son déploiement la crypte de ce dont la scène ne serait jamais que le masque. C’est en ce sens, disons les choses ainsi, que la musique d’opéra, qui de fait n’est pas musique « absolue » ou « pure », retourne à sa pureté et doit donc s’entendre indépendamment de la langue. Et même, n’est-ce pas par ce biais que de l’universel (émotionnel, archaïque, mythique, etc., structurant en tout cas) serait atteint, comme l’a exemplairement signifié de part en part la tragédie grecque ?
Revenons à Pelléas où Mélisande, surgie de nulle part, est trouvée par Golaud dans une forêt appartenant au royaume d’Allemonde sur lequel règne le très vieux roi Arkel. Golaud et Pelléas sont ses deux petits-fils, nés de deux lits différents. Quant à leur père, qui n’apparaît jamais, qui est malade, qui, dit-on, se porte mieux à l’acte IV, tout laisse songer que sa maladie – la maladie, donc, outre l’angoisse et la mort – plane sur toute l’histoire et, on le verra, sur la nôtre. Mélisande aura un enfant avec Golaud, mais c’est l’histoire d’amour entre elle et Pelléas qui constitue le ressort explicite du drame. Golaud tuera Pelléas et Mélisande agonisera en couches. Rien que de très banal, une histoire canonique d’opéra, en somme, et en soi fort peu intéressante.
Il reste que tous ces personnages, identifiables en tant que tels, voient leur identité se dissoudre dès qu’ils ouvrent la bouche et dès que l’auditeur et le spectateur tentent d’en saisir la consistance. C’est plus vrai encore de Mélisande, dont on ne sait rien, et qui constitue à tous égards le noyau mystérieux du drame. « J’ai passé des journées à la poursuite de ce rien dont Mélisande est faite », écrira Debussy. Mélisande, donc, un « rien ».
Il n’y a pas que Mélisande qui surgisse de rien, l’opéra entier de Debussy aussi. On a pu évidemment y repérer quelque influence de Parsifal, ce que le musicien français aura reçu de manière contradictoire, celle de Boris Godounov, quant à elle assumée et quelques autres encore. Le ton, le son et la manière sont toutefois très originaux. Basée sur la pièce de Maeterlinck, avec tout son univers symboliste, l’œuvre a tenu lieu de chef-d’œuvre impressionniste. Du reste, on ne compte pas ne seraient-ce que les adaptations purement musicales de la pièce (Fauré, Schoenberg, Sibelius…). Debussy, néanmoins, fut le seul à en faire un opéra, ce qui engage la question difficile de la mise en scène. Et lorsqu’on affirme que l’œuvre surgit de rien, c’est au sens où la figuration générale, l’image en quelque sorte, met la forme au défit de la stabilisation. Si le décor peut certes être rendu et imaginé de façon neutre et objective par un château perdu au bord de la mer, les personnages et l’histoire glissent entre les doigts. Qui sont-ils, quel est leur passé réel, dans quel monde vivent-ils ? Le royaume d’Allemonde est de nulle part, c’est presque un autre monde. Tout laisse à penser, c’est même dit tel quel, que ce monde est « vieux », « très vieux ». Une absence totale de joie le caractérise. La tristesse y règne comme après une catastrophe, qui n’est pas nommée. La mélancolie y perd même toute forme et dimension possible de nostalgie. On songe très souvent à la glace dont les craquements stimulent la réalisation musicale. Toutes les hypothèses peuvent être formulées et croisées à propos d’Allemonde : ce monde est « tout le monde », donc aussi le nôtre, il est un autre nom pour une sorte d’Atlantide, et encore c’est un monde qui touche à sa fin, dont l’apocalypse a déjà eu lieu et dont nous ressentons les derniers effets. Et comment quoi que ce soit, dans ces conditions, pourrait-il avoir quelque avenir ? À l’écoute, c’est le vieillissement de notre monde et de nous-mêmes qui nous vient. Si l’œuvre est comme on dit « fin-de-siècle », elle est davantage « fin-du-monde ». On dirait qu’elle prépare cette fin, ce qui en ferait une autre version de la Melancholiade Lars von Trier, sauf que l’astéroïde est déjà tombé et que la musique de Tristan qui accompagne le film, celle de la nuit d’amour déjà létale, ne concerne que les amants là où celle de Pelléas enveloppe la disparition de tout un monde et de tout le monde. L’impénétrabilité du mystère ne s’en trouve que plus intensifié, celui de la psychéen premier lieu, celle de Mélisande plus particulièrement, celui du lieu ensuite. Les deux sont sans raison : Mélisande apparaît dans un royaume dont le roi ne règne en vérité sur (plus) rien, sur un vide, et plus exactement sur un abîme qu’au demeurant le livret parcourt et force à la figuration scénique (les fosses, les souterrains, les puits, les eaux profondes, la forêt profonde, les grottes …). Et c’est alors la déréliction des âmes voilées et déprimées, dans un monde que l’œuvre soustrait explicitement à toute raison, dont l’ordre n’est qu’imaginaire et presque donquichottesque, qui, d’un décor en carton-pâte propre au mieux à ce qui ne serait qu’un conte possible ou une vieille légende, nous renvoie au nôtre. Même l’amour, encore éprouvé par les amants comme un affect réifié (« m’aimes-tu ? », comme s’il fallait correspondre à un état, presque à un statut), devient incertain. Si Mélisande avoue le sien à Pelléas, ce n’est pas sans trouble et sans point aveugle dans son propos. De toute façon, sur ce point comme sur les autres, elle ne sait où elle en est. À peine est-elle en mesure de réfléchir, débordée qu’elle est par un affect effondré (effondé), une torpeur sans nom : « Il me semble cependant que je sais quelque chose ». « Je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous. Je ne sais pas ce que je dis. Je ne sais pas ce que je sais. Je ne dis plus ce que je veux. » La seule affirmation, le seul savoir, est la suivante : « Je ne suis pas heureuse », par la suite défaite par ceci : « Si, je suis heureuse, mais je suis triste ». Néanmoins, Mélisande fait figure d’exception dans le théâtre lyrique – cette défaite généralisée des femmes, comme cela a été relevé – en raison de son absence totale d’hystérie. La conclusion serait plus générale, ainsi celle de Golaud dans le magnifique passage de la partition : « Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes ».
Les personnages, à supposer qu’ils en aient jamais possédé une, ne se caractérisent par aucune substance. Comme la musique, ils ne sont pas stabilisés – et lorsqu’ils le sont, comme l’est relativement le vieux roi Arkel – ils demeurent impénétrables. D’eux, on ne perçoit que le bouger de la figure, à la vérité statique dans sa vibration intérieure.
Mais c’est la prise de parole qui est la plus déroutante. Sans même faire mention du spectateur français d’opéra qui peut se gausser de l’usage improbable qui est fait de sa langue, celle de Pelléas est on ne peut plus curieuse. À vrai dire, elle peut apparaître soit puérile, soit inutilement dérisoire et même comique, en tout cas sur-parlée et sur-jouée, ou encore plate – sur tous ces aspects, les exemples sont nombreux. Mais à l’écoute, le trait le plus intéressant tient à la distance que l’auditeur ressent dans sa propre langue. En effet, elle lui vient comme une langue étrangère, du moins curieusement accentuée comme si les protagonistes ne faisaient pas usage de leur langue maternelle. Du reste, Mélisande elle-même vient d’ailleurs, d’on ne sait où – et Debussy avait très consciemment confié la création du rôle à une anglaise… Elle chante, ainsi Pelléas lui-même le ressent-il, « comme un oiseau qui n’est pas d’ici » ou « comme un oiseau pourchassé ». Mélisande chante comme une extraterrestre. Et son chant et sa réalité évanescente sont en effet parmi « nous ».
À la vérité, la manière de parler-chanter des protagonistes (on a dit, en forme de jugement négatif, que dans Pelléas« il n’y a pas de mélodie »), que le propos et la voix d’oiseau de Mélisande condensent, ne font qu’un avec l’intention artistique de Debussy, de sorte que pour une fois, certaine, l’art ne se distingue pas du réel qu’il veut exhiber. En premier lieu, l’importance du silence, littéralement mis en musique : « le silence (ne riez pas), comme un agent d’expression et peut-être la seule façon de faire valoir l’émotion d’une phrase », écrit Debussy s’agissant de « ces deux pauvres petits êtres » (Pelléas et Mélisande) ; en second lieu, donc, le traitement de la phrase : « je hais les foules, le suffrage universel et les phrases tricolores… Les gens ne peuvent pas admettre que l’on parle discrètement comme quelqu’un qui en a assez de cette planète la Terre et s’en va là où poussent les fleurs de la tranquillité ! » (je souligne) ; l’idéal poétique enfin, comme « recherche d’une petite chimie de phrases plus personnelles [que celles de Wagner] » (entendons un idéal réaliste, prosaïque, paradoxalement à mille lieux de contenus mythiques et des figures qui leur correspondent) ; l’idéal poétique comme « celui des choses dites à demi. Deux rêves associés : voilà l’idéal. Pas de scène à faire. Aucune pression sur le musicien, qui parachève […] Je rêve poèmes courts : scènes mobiles. Me f… des trois unités! Scènes diverses par lieux et caractères ; personnages ne discutant pas ; subissant vie, sort, etc. ». On n’a retenu dans ces déclarations de Debussy (il en existe bien d’autres) que l’ambiguïté et toute l’esthétique qu’elle engage. On a moins remarqué le plus important, le rêve comme mouvement de pénétration artistique dans la réalité et que le comble de ce qu’on reçoit comme l’artifice dépose sous les yeux la cruauté du réel en sa vérité (la cruauté en effet, dès lors qu’on ne passe pas trop vite sur les dimensions sadique et, parfois, masochiste des événements et des situations), ce qu’au demeurant le texte corrobore. Ainsi, à propos de Mélisande : « C’était un petit être si tranquille, si timide, si silencieux… C’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde… » (Arkel) ; « Tu le sais maintenant… Il est temps!... Vite! Vite! La vérité! La vérité!...(Golaud) ; et Mélisande : « La vérité… La vérité… ».
Au fond, en se tenant juste au bord du langage, Mélisande fait-elle jamais autre chose que pleurer (dans la forêt, au bord de la fontaine, qui à elle-même saisit en profondeur le drame) ? À vrai dire, Mélisande ne parvient jamais à franchir le seuil expressif de ses larmes. Pourquoi pleure-t-on si ce n’est qu’il s’agit de l’action qui se substitue à l’action, de la paralysie que l’on éprouve à l’égard de soi-même comme dans les mouvements empêchés des rêves ? L’action est comme liquéfiée de même que le moi et la subjectivité se confondent avec l’eau dans laquelle, déprimés, ils sont engloutis.
Golaud, quant à lui – « je suis un homme comme les autres », déclare-t-il –, n’est pas mélancolique. Il manifeste tous les traits caractéristiques de l’existence bourgeoise (le couple, la famille). Et lorsqu’il est pris dans les mailles du drame, il ne saisit pas l’étrangeté et l’étrangèreté de Mélisande. Son agressivité et sa violence sadiques ne sont que les signes de sa « normalité ». Mais celle-ci ne communique plus avec la réalité d’un monde défondé et par conséquent avec la mélancolie qui est devenue l’affect fidèle de la vérité.
L’inconnue réside dans le désir de Mélisande. Au demeurant, a-t-elle un désir ? Et si ce n’est pas le cas, cet état ne résulte pas d’un travail philosophique. En elle – et ce serait ce par quoi elle appartiendrait à la constellation des personnages de Beckett –, le désir a manifestement été épuisé lors d’un séjour ou d’une existence antérieurs que la scène n’explique pas. En premier lieu, des personnages de cette espèce ne sont plus que les ombres d’eux-mêmes, ou, plus précisément, de ce qu’ils n’ont jamais été. Et s’ils ont été quelque chose, ils l’ont oublié. Ils ne possèdent même plus la consolation imaginaire de la nostalgie. C’est pourquoi ils ne possèdent aucun lieu naturel auquel se rattacher. La perte de la mémoire est celle du lieu. Le monde, ce qui aurait été leur monde, est définitivement derrière eux. À vrai dire, ils se trouvent ici, mais comme chargés de l’expérience secrète d’un très lointain passé et d’une existence évanouïe, par quoi ils sont à la fois exemplaires et exceptionnels, comme des figures de ce qu’une radiographie de notre temps révèlerait à tout un chacun. Mais comme la mémoire fait défaut, la possibilité de toute réflexivité est forclose. Chez Beckett, il subsiste encore une ironie, une sorte de fil pour la comparaison et qui permet une vague conscience critique. Pour Mélisande, en revanche, le sentiment de la perte est si intense que ne subsiste plus que le sentiment et non la conscience de la perte. C’est ce qui anéantit en elle toute forme de désir, c’est-à-dire de rapport au temps, qu’il soit à venir ou qu’il se rattache à quelque passé. Un point caractérise toutefois Mélisande, c’est sa tristesse infinie, qui la rattache à l’extrême de l’humanité, elle-même détachée de toute raison d’être. Le contenu inconnaissable du désir de Mélisande confine à l’absence de désir. Et lorsqu’elle découvre l’amour, un moment, avec Pelléas, c’est comme si elle redécouvrait un sentiment qui était perdu. On comprend dès lors que cet affect réveille et renforce cet autre sentiment, celui de l’exil et de sa perdition ou de sa déréliction. D’où une aboulie dans laquelle s’avoue par de très nombreux signes un tracé d’existence qui se refuse à toute affirmation et encore moins à toute inféodation à quelque modèle que ce soit, surtout celui du projet. La preuve en est en quelque sorte que, soustraite à toute virilité du désir (y compris la demande), elle n’en connaît, n’en éprouve que le point de trouble et de dessaisissement. Cette « féminité », osera-t-on dire, ce pur affect infigurable, dont le manque n’est que la plénitude ou l’épaisseur d’existence qu’aucune conscience ou attitude ne sauraient embrasser, en fait un « personnage musical » dont les vapeurs et les couleurs dissolvent plus le personnage en effets vibratoires qu’elles ne l’affirment.
Ces caractéristiques engagent un érotisme des plus étranges que le spectateur, sidéré, ressent à chaque instant du drame. Malgré les apparences présentées par la scène d’amour, qui dans toutes ses ressemblances prend ses distances avec l’acte II de Tristan, ce n’est précisément pas une totalisation ou une fusion qui se forment. L’extase est l’élan de la séparation, comme si l’instant au cours duquel deux êtres se touchent était en même temps celui de l’absolution. L’érotisme chez (de ?) Mélisande est sans objet. En elle, la sexualité est au mieux engourdie, selon nos critères communs. Mais en réalité, il s’agit d’un érotisme primaire qui donc s’ignore comme tel (l’idée d’un autoérotisme serait en tant que telle absurde ici), par conséquent émotionnellement passif, sensible seulement à une sensation qui l’éveille, mais qui n’ouvre sur rien et que seule la chevelure expose sans intention. Son innocence (« Vous êtes des enfants », dit Golaud à propos des amants) signifie de la part de Mélisande une totale absence de sentiment de culpabilité. Où verrait-elle le mal là où Pelléas sait qu’il transgresse ? Ils n’appartiennent décidément pas au même monde… Et même, nous n’avons pas accès à l’imaginaire de Mélisande, dont elle ne dit précisément rien. En elle, ce serait son trait le plus déterminant et définitionnel, la puissance de la représentation est coupée. À la limite, mais Mélisande est cette limite, on hésite entre l’absence de désir, l’impassibilité, et la possibilité, devenue rigoureusement impossible, de quelque chose comme l’amour.
Ce mouvement paradoxal dans l’affect, la passion par et non la passion de…, est en réalité celui de la musique, le point où elle dissout le contour et la certitude de toute figure. Debussy évite le leitmotiv, ce soulignement de la figure, sa reconnaissabilité, en fluidifiant tout mode de présence. N’apparaît, ne se laisse plutôt entendre que le flux aléatoire des sensations et des sentiments, leur mélange ou si l’on préfère leur coloration. L’univers, si l’on peut dire, de Pelléas, est celui des aveugles. Et la rencontre se fait autour de la « fontaine des aveugles »…
On se perd dans Mélisande (et elle-même s’y perd) comme dans ses longs cheveux… L’érotisme des cheveux semble évident, connu et convenu, alors qu’ici il s’ignore lui-même. En quelque façon, ces longs cheveux, c’est tout ce que nous savons de Mélisande, et en l’occurrence il s’agit des traits et des fils par lesquels nous la reconnaissons et la figurons. Et davantage : ils présentent le désir qui s’ignore, pour ainsi dire sans emploi. C’est ainsi que dans sa rage, Golaud traîne Mélisande par les cheveux : « Ah! Ah! Vos cheveux servent enfin à quelque chose! … À droite et puis à gauche! À gauche et puis à droite! ». Auparavant, les cheveux de Mélisande sont la musique elle-même, en son ondoiement. Ils naissent à eux-mêmes lorsque le vent joue avec leur épaisseur et lorsque l’espace permet d’en tisser la forêt. On reçoit cette chevelure comme on reçoit la musique : « Toute ta chevelure est tombée de la tour » ; « je les tiens dans les mains, je les tiens dans la bouche » ; « ils se sont accrochés dans l’obscurité ». En mettant de côté toute leur symbolique, dans un contexte à l’évidence symboliste qui vise à tisser un tissu plus réel que le réel, les cheveux sont d’abord plus réels que leur symbolique. Là où le symbole au moins esquisse un sens (c’est au fond un langage), les cheveux sont une forêt dans laquelle on se perd, un paysage qui n’est que le développement spatial et instable du psychisme. En eux, le désir angoissé est « accroché dans l’obscurité », indémêlable. Et lorsqu’ils tombent de la tour ou lorsqu’ils sont plongés dans l’eau, c’est l’effondrement psychique qui se manifeste comme une « cathédrale engloutie » (le titre d’un des Préludes pour piano). Ils font en même temps l’épreuve de leur poids comme celui de l’existence. Ils tombent comme des gouttes d’eau, matérialisant par là leur essence musicale. Leur mouvement échappe au gris, à la mort, à l’eau, à l’indistinction cendreuse, au gel, et dans cette échappée se fait musique, tout comme leur énergie interne est constituée par mille petites perceptions confuses, comme dirait Leibniz, dont le jeu désaccordé d’entrelacement et de démêlement est celui de l’orchestre qui en épèle les reflets et les miroitements en autant de formes et de figures évanescentes. Les cheveux renferment le monde psychique, angoissé et désirant, de l’imperceptible, qui ne se comprend pas davantage que nous ne le comprenons. La Mer de Hokusai et celle de Debussy sont des cheveux, un monde qui ne cesse de s’engloutir et dont les images successives ne sont que les appels et les voix des Sirènes au langage inconnu.
On l’a compris, Mélisande est à tous égards indéfinissable. Son langage est celui, absolu et désolé, de la dénégation. Il n’y a pas de réponse. D’où vient-elle? « Oh! Oh! Loin d’ici… loin… loin » ; « Je suis perdue !... Je ne suis pas d’ici… Je ne suis pas née là… ». Sa détresse et son angoisse : « Ne me touchez pas… ou je me jette à l’eau! ». À la question « qui vous a fait du mal ? », elle répond : « Tous! Tous! Je ne veux pas le dire! Je ne veux pas le dire! » C’est donc tout un système nerveux, tout un nœud traumatique qui, selon nos catégories communes, fait effraction ici. Mélisande assurément n’est pas une extraterrestre, mais ce qui d’elle se présente dans le monde ne lui appartient pas. Elle n’est pas d’ici, pas davantage d’ailleurs, au sens où ce dernier est indéterminable. Néanmoins, elle vient d’ailleurs. On a déjà relevé la spécificité de son langage : elle parle en vérité une autre langue, très improbable, que personne ne saurait traduire! Et cette langue, quelle est-elle en son étrangeté, si ce n’est celle du Poème, soit le récit, coupé par le silence, crevé par les trous de l’oubli, d’une mort qui a déjà eu lieu ? Lorsque Mélisande paraît, elle vient de traverser les Enfers. Et son texte, le texte qu’elle est, Golaud ne peut l’appréhender : « Vous ne pouvez pas me comprendre. C’est quelque chose qui est plus fort que moi… ». Si elle « choisit » en quelque sorte Pelléas pour livrer quelque chose d’elle, de plus loin qu’elle, c’est parce que celui-ci lui parle. Certes, Pelléas ouvre bien le « livre » de Mélisande, et s’il en perçoit au moins le caractère indéchiffrable, il désire l’interpréter. À sa manière, Pelléas lit. Et, au demeurant, n’est-ce pas cet acte, en sa complexité, qui fait ou ne fait pas, en général, l’amour ? Le caractère singulier et exceptionnel de Mélisande rejoint ainsi l’expérience commune, qu’il déchiffre en en révélant l’abîme et la perdition. Car le mutisme et la parole échouée au bord de l’existence possible ne font qu’exposer en Mélisande comme au creux de chacun les puits psychiques que personne ne sait explorer comme autant de « grottes » et d’ « obscurités ». Malgré tout, Pelléas, en sa naïveté, comparable à la nôtre, essaie. Pelléas, celui qui épèle ?
À la vérité, il n’y a sans doute rien à lire dans le « livre » de Mélisande. Chez Debussy, « le maître absolu » est le silence (le serviteur vivant de la mort). Et la ressource de l’art comme celle de la réalité des êtres est la sensation (et non plus la sensibilité comme dans le romantisme). D’où la nécessité logique, pour la composition, des émanations sensibles, toujours en voie de dissipation et d’évaporation. Seulement, la sensation vient des profondeurs… (« Il y a toujours un silence extraordinaire… on entendrait dormir l’eau… », dit Pelléas). Tout est sensible, mais la sensation est le mystère. C’est pourquoi la musique et l’art de Debussy ne miment rien, ou plutôt miment le rien. C’est une mimesis originaire, l’émanation du rien dont toutes choses sont faites. Pelléas laisse entendre, au cœur de toute l’œuvre de Debussy, qu’il n’y a pas à cet égard de différence entre le vent, la mer, les fleurs et les vivants. Traduits du silence, la musique et même le langage ne portent que lui. Techniquement, l’art consiste dans la capacité à incorporer (c’est la mimesis originaire) le silence dans la musique. Celle-ci ne constitue pas l’alternative au langage, mais sa purecondition de possibilité.
Kandinsky touche à une vérité de cela. Si Debussy avait déjà confié à son éditeur Jacques Durand qu’il « essaie de faire “autre chose”, et de créer – en quelque sorte – des réalités, ce que les imbéciles appellent “impressionnisme”… », l’auteur de Du spirituel dans l’art relève que « …par ailleurs Debussy ne recourt jamais, même dans ses œuvres “impressionnistes”, à un note tout à fait matérielle qui est la caractéristique de la musique à programme et se borne à exploiter la valeur intérieure du phénomène… ». En somme, Debussy ne part pas du sensible, mais de ce que le sensible contient. Son objet n’est pas la phénoménalité, mais le phénomène. Et à cet égard, le « personnage » de Mélisande n’est pas une réalité matérielle, mais un phénomène dont la réalité n’est perceptible ou figurable que dans l’art. A-t-on relevé que Pelléas est une allégorie ? En tout cas, l’œuvre, condensée dans le personnage de Mélisande, est l’allégorie de l’art. Il reste que le phénomène n’est pas le donné objectif ou prétendu tel. Il n’est pas donné en l’état, sa donation vient d’ailleurs. De même, tout comme il y a une grande différence entre entendre et écouter, ou entre voir et percevoir, Mélisande est une donation de l’art et de la musique qui a pour particularité de livrer l’essence de son phénomène, à savoir que la subjectivité en sa vérité ne tient pas à l’image qu’elle expose d’elle-même et pas davantage à soi. Et ce point est une vérité historiale, que Kandinsky révèle comme la pierre de touche de ce que l’art a à produire aujourd’hui : « le son fêlé de l’âme actuelle avec toutes ses souffrances et ses nerfs ébranlés ». Evidemment, ce « son fêlé » pourrait être repéré avec des variations à de nombreux moments de l’Histoire. Toutefois, il signe sa caractéristique, entre autres mais exemplairement, dans l’œuvre de Debussy par ceci que l’âme en question n’est plus de ce monde, qu’elle y retourne en songe en quelque sorte ou comme un songe. Car il ne s’agit plus (pour elle) de quitterle monde (« anywhere out of the word »), mais de l’impossibilité d’y être et d’y exister. En réalité, elle n’en fait originellement pas partie. Et lorsqu’elle y tombe – la chute est peut-être le motif central de Pelléas–, elle éprouve les sensations de celle et de celui qui n’ont rien à faire ici, puisque tout leur apparaît désaccordé (les allemands diraient verstimmt, pour signifier et la voix qui déraille, qui ne se trouve pas et dont la tonalité est devenue étrange, et l’atmosphère brisée de la situation). Il n’est donc plus question de s’évader du monde. La question est d’y être précipité depuis un lieu, qui n’est même plus en toute rigueur un « ailleurs » dont on aurait encore en quelque façon l’idée. Car Mélisande, venue d’un autre monde, ne possède pas, ici, de transcendantal pour se repérer.
Rien donc de plus déroutant que Pelléas (la situation, le langage, la musique). Et s’agissant de la composition, le texte se fait musique. C’est la diction naturelle qui fait toute l’information de la courbe vocale chantée, si bien que la diction déraille. Mais ce n’est jamais le texte qui se plie à l’invention mélodique a priori du musicien. La signification qui en résulte tient à ce que la musique n’est plus arbitraire. Car la diction rend la caractéristique de la subjectivité, elle la fait. Si bien que la musique est en quelque sorte moins que l’art, puisqu’il revient à la sensibilité vocale et expressive de le faire advenir. Les personnages ne savent pas qu’ils sont musicaux ; ils le découvrent à même leur profération, et celle-ci les stupéfie, comme on voit et entend s’agissant de Mélisande. Les mots les plus simples échappent de la sorte au « langage de la tribu » (Mallarmé), en mettant à bas l’articulation commune, en désarticulant le langage pour y faire surgir rythme, timbre et phrasé qu’on dirait venus d’un autre monde.
Si Debussy insiste, de mille façons, sur quelque chose, c’est sur la distancenécessaire à prendre avec « le monde ». Cependant, son art ne vise pas une substitution ou un supplément. Il tend plutôt au retrait. Chez Debussy, la musique ne s’affirme pas, elle ne s’expose pas, mais se retire. Ainsi : « La musique est faite pour l’inexprimable ; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instants, elle y entrât. », soit le son fêlé de l’ouverture d’un éventail qui se referme aussitôt comme un soupir qui s’épuise ou d’un mot ou d’une phrase qui se referment sur leur sens. Une telle déclaration de Debussy nuance très fortement ce qu’on entend trop vite par « inexprimable ». Il faut y entendre exactement un mouvement, qui n’est pas si éloigné que cela de l’Être, sauf que les choses sortent en l’état de l’abstraction. Mélisande, par conséquent, un des noms les plus appropriés d’un Dasein plus radical et littéral que celui de Heidegger, soustrait au projet et à tout ce qui relève encore de la mythologie de la conscience, de la tension entre authentique et inauthentique, et du pathos de la mort ?
Plus sobrement, car la délicatesse de l’œuvre l’exige, on a perçu en elle le comble de la théâtralisation que l’usage du langage et la façon dont il est perçu par des oreilles d’aujourd’hui semblent corroborer (pourtant la diction juste d’Irène Joachim et de Jacques Jansen sous la direction de Roger Désormière devrait nous instruire de l’inverse et du reste sur bon nombre d’autres plans et aspects), alors qu’elle contient le moins possible de théâtralité. En vérité, Pelléas est l’autre scène, le verso du théâtre, l’autre monde dont nous venons et auquel nous ne retournerons pas.
André Hirt
(Chronique du 16, mai 2014)
Pelléas et Mélisande, Irène Joachim, Jacques Jansen, Henri-Bertrand Etchevery, dir. Roger Désormière (EMI).
Pelléas et Mélisande, Maria Ewing, François Le Roux, José van Dam, dir. Claudio Abbado (DG).
[1]C’est ainsi que l’on a coutume, en coupant le nom de Mélisande, d’évoquer l’œuvre de Debussy. Il ne faut pas nécessairement y voir on ne sait quelle malignité.