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"Penser le capitalisme après Fukushima" -Ryosuke Kakinami, Minami Shunsuke, Jean-Clet Martin




Cet envoi marque pour nous l’opportunité de reprendre quelques propositions relativement à votre philosophie et votre pensée, questions qui concernent surtout des problèmes actuels (mais les mots actuel, actualité, que signifient-ils, aujourd’hui ? Voilà déjà une question) –des problèmes qui concernent donc notre monde, et que nous avons eu la chance de vous poser cette année à Strasbourg. En voici une reformulation exacte :

1/ R Kakinami-M Shunsuke : Il nous semble que la création ou la créativité est le fondement de votre travail de pensée. Cette créativité est puissance infinie, comme vous l’évoquez dans « le soleil de Manhattan » pour dire la plasticité chez Hegel, qui crée et se crée infiniment, sans fin. Elle est peut-être même le sens du monde, comme le dirait Jean-Luc Nancy.
Mais si cette évolution créatrice englobe tous les objets, non seulement humains, mais aussi animaux et végétaux, dont traitent normalement l’ontologie, la biologie ou la morphologie, n’y a-t-il pas un risque qu’elle affirme ou réaffirme (ou bien encore, ratifie ?) la situation critique de notre temps, le monde devant nous, dont nous sommes les constituants ? Le cancer que provoque l’irradiation interne, par exemple, n’est-il pas un résultat de la créativité mondaine ? Le « germe » et l’ « embryon », expressions métaphoriques que vous avez utilisées dans Plurivers – un essai sur la fin du monde pour désigner ce pouvoir créatif, évoquent un peu scandaleusement ce qu’est notre corps aujourd’hui – nous oserions dire « après Fukushima » –, autrement dit, le corps érodé par la radioactivité de la centrale nucléaire (la cellule cancéreuse qui se développe dans notre corps...). On retrouve ce même risque dans la philosophie de Deleuze…

JC Martin : Pour Deleuze, c’est assez complexe et j’aurai l’occasion d’y revenir. Ce que je peux répondre, en un premier mouvement, c’est que, en effet, la philosophie n’est rien sans une confrontation à l’actualité. C’est dans l’actualité qu’elle trouve des ressources et des raisons de penser, d’actualiser une pensée. On peut comprendre déjà ce mot « actualité » au sens de Foucault, qui est une détermination du présent, comme c'était le cas des Lumières, nom d'une époque. Penser après Fukushima pourrait également en revenir à un nom et à une toute autre lumière, mortelle cette fois-ci. A Fukushima, l'actualité est donnée dans le corps, dans les cellules du corps et dans la pensée qui naît de ces désordres corporels. Mais au-delà de cette « actualité » au sens foucaldien, je crois qu’il ne serait pas inutile de repenser à Aristote, comme je l’ai fait en lui consacrant une part importante de mon travail, Aristote qui oppose une forme et un contour au devenir, une limite interne à l’infinie progression sans but, un terme à la puissance potentielle de ce qui n’a pas de figure. Ce qui d’ailleurs n’est pas sans rapport avec l’Ethique, avec l’aménagement pour l’homme d’une posture dans un monde qui ne cesse de perdre sa forme ou d’en gagner une autre. Il me semble donc urgent de reprendre, en effet, cette question de l’actualité et de l’acte pour ne pas succomber à la plasticité qui sans cesse se meut, et qui ne saurait être autre chose que dépassement, volonté d’outrepasser la limite ou d’en déplacer toute limitation. Dans cette obsession de l’avant-garde, du nouveau à tout prix, du changement pour le changement, tout acte, toute actualisation s’outrepasse dans l’effarement et l’illusion du Progrès. L’art du nouveau est redevable des mêmes slogans que ceux des supermarchés. Et par conséquent, il faudrait repenser la création, la création des concepts selon d’autres modèles que celui du nouveau. De même, la nouvelle littéraire donne à la nouveauté le sens de ce qui est surprenant, rapide, brutal, instantané…
Sur le plan politique, les nouvelles sont moins performantes. On voit bien la contradiction des formules politiques affirmant que « Le changement, c’est maintenant, c’est aujourd’hui… ». Parce qu’en vérité un changement, la nouveauté si aberrante que celle que réclament nos sociétés n’a pas de maintenant, n’a pas de lieu fixe. Cette obsession capitaliste du progrès (le capitalisme ne vivant que d’un constant outrepassement qu’il nomme liberté ou libéralisme), nous vole pour ainsi dire tout présent, détruit le présent par une rentabilité qui est toujours à venir, au-delà, à côté du temps pour un temps indéfini. Il est tout à fait faux de penser que le capitalisme vit selon le court terme, dans la rentabilité de l’immédiat, de l’aujourd’hui. Le capitalisme est toujours en défaut de présence comme le dirait également Badiou dans Images du temps présent quoi que d’une toute autre manière. La spéculation est hors de tout, en échappée sur des frontières quand les plus riches cherchent de nouveaux pauvres à mettre au travail, un ailleurs à exploiter. Une liberté d’entreprendre n’importe quoi qui est me semble-t-il la plus mauvaise image de la pensée, la plus mauvaise conception de la philosophie.
Je suis fasciné par Hegel, et je le trouve assez proche d’Aristote  pour lequel tout se passe du côté de l’étant, tout  advient dans l’ordre du sublunaire. C’est-à-dire dans la tourmente : l’Etre n’est rien pour nous, n’est rien pour notre vie actuelle, si ce n’est un objet du désir, une captation qui n’est pas du tout en phase avec les lieux où nous évoluons. Nous ne pouvons viser l’Etre en tant qu’être, si ce n’est de manière restrictive, une ontologie restreinte à une essence singulière, ici et maintenant et dans une forme de prudence que  ne connaissent pas les Dieux, que ne connait pas le capitalisme qui vit dans un monde qu’il croit sans bornes. Le monde capitaliste est pensé toujours selon l’idée d’une richesse inépuisable, dans une potentialité sans perte et dans une croissance qui serait celle d’un monde pur, d’un monde dont le moteur est compatible avec l’idée de l’indéfini, image mobile de l’éternité, mauvaise image par conséquent. L’actualité, au contraire, c’est pour moi une accointance avec un site, un lieu dans lequel quelque chose arrive et se tient. Tout étant se réalise hors de l’Etre, hors de sa généralité dont il s’extrait, un acte qui se produit dans la fragilité du lieu, éthologique plus qu'ontologique…
Il y a une finitude de l’acte et une infinité du progrès qu’il faut me semble-t-il reconsidérer selon d’autres critères que ceux de la modernité. Vous avez tout à fait raison de dire qu’il est question en tout cela d’un cancer dans notre civilisation, après Fukushima  -le cancer étant l’image d’une cellule qui se reproduit sans tenir compte de l’actualité du corps dans lequel elle se déchaîne. La cellule cancéreuse vit dans le monde ou dans le corps comme un Dieu pour lequel la croissance est toujours possible parce qu’elle se comporte en terme d’immortalité, se réplique sans être connexe aux possibilités du corps, sans tenir compte de sa finitude. Le capitalisme est peut-être une maladie comparable, une manière de vivre hors de l’actualité en traitant la matière selon l’infinité d’une puissance qu’on peut toujours multiplier. Alors pour vous répondre plus précisément, je dirais qu’un embryon ne se comporte pas du tout de cette manière puisqu’il s’affine progressivement en se pliant à des fonctions spécifiques. A la différence de la cellule cancéreuse, l’embryon est un infini qui se spécialise, qui cherche des voies d’accès à la finitude. A ses premières heures d’existence, l’embryon est comme un Dieu, il a toutes les formes, il ne se distingue ni de la tortue, ni de l’éléphant, ni du lapin, il est presque un genreà lui tout seul. C’est progressivement qu’il affine ses chemins d’existence et qu’il se détermine selon un site, s’adapte à une actualité qui le fait devenir un être fini. Je dirais que c’est le processus inverse de la cellule cancéreuse qui, anarchique, cherche à remonter vers une forme d’immortalité. La cellule cancéreuse se met à résorber toute les puissances du corps à son unique service, au service de sa réplication individualiste, au profit de son unique reproductibilité. Comment alors préciser ce qu’il en est du chaos qui effectivement est au centre de ma pensée ? Le chaos est-il l’anarchie libérale, anarchie en laquelle ne prévaut aucune régulation, aucune règle, quand c’est seulement une entreprise individuelle qui affirme son droit divin ?

2 - RK/MS - À nos yeux, vous considérez le chaos comme un état créatif : être chaotique, c’est être prêt à une nouvelle création. Le nom Chaos débordant le déterminisme technico-scientifique moderne que vous critiquez, et apparaissant comme dés-ordre, irrégularité ou contradiction. Et sous ce rapport le monde ne cesse de se désorienter : l’ordre sans ordre, orientation sans orientation.
Pourtant, nous pourrions penser que cette affirmation du chaos en tant que contre-déterminisme ou contre-téléologie est susceptible de virer vers une sorte de nouveau déterminisme ou nouvelle téléologie. Essayons de le formuler ainsi : cette supposée nécessité du mouvement créatif, de la création sans fin, n’est-elle pas une forme actuelle de la nécessité historique du matérialisme dialectique selon le marxisme(non pas dans la philosophie de Marx, mais, par exemple, chez Lukács) ? Ce serait donc une nouvelle idéologie (pas nécessairement au sens négatif), un trope et/ou une obsession qui caractérise ce que nous pourrions appeler la philosophie créatrice : celle de Deleuze, de Badiou, de Malabou, et, selon nous, la vôtre (Nancy est-il lui aussi dans cette pensée ? Il maintient d’ailleurs le concept de « création du monde » sur lequel vous avez formulé des réserves dans Plurivers). Nous sommes nombreux à penser le chaos-créatif comme résistance contre la violence du pouvoir ou de la loi, etc. Alors que du point de vue de la philosophie créatrice, le monde doit être chaotique et créatif, comme si nous étions devant une nouvelle finalité (on devra examiner aussi le statut de ce devoir ou du « il faut » – d’où vient en effet le pouvoir de cet impératif ? Nous espérons y revenir ailleurs). Mais cette téléologie de notre siècle (siècle deleuzien, comme le disait Foucault ?), téléologie sans téléologie ou telos, est un peu risquée, parce qu’entre le néo-libéralisme économique et cette philosophie se trouve une petite, mais certaine parenté ou affinité, comme la finalité du chaos (expression qui ne va pas sans contradiction) s’applique par exemple à l’expansion économique de la mondialisation. Ces deux idéologies ne cessent de trouver, dans la marge, des nouvelles sources de la création, soit pour faire apparaître le chaos comme manière d’être, soit pour exploiter la terre pour son pétrole. Elles sont pour nous les faces d’un même mouvement expansif et éternel. La question se reformule donc une nouvelle fois : comment est-il possible que cette philosophie soit une vraie résistance contre le problème actuel de notre monde, autrement-dit, la mondialisation ou la globalisation ? Le chaos contre le chaos, la création contre la création... Mais le devenirdeleuzien, par exemple, n’est-il pas finalement le processus ou le résultat de l’exploitation économique ? N’y a-t-il pas une affinité entre la philosophie créatrice et cette exploitation ? Comment distinguer la nouveauté créatrice de l’envahissement des entreprises multinationales ? À ces questions s’ajoute notre réserve sur l’inclusion à ce mouvement expansif de la radioactivité. L’intimité partielle entre le capitalisme global, l’énergie nucléaire et la philosophie créatrice, si on pouvait le formuler en ces termes, est une manifestation de la prégnance de l’idéologie mondiale de notre siècle. La fin du monde est-elle le commencement du monde-mondialisation ? [1]


JCM -  Vous me demandez en effet ce qu’il en est du chaos dans ma pensée, comment il est possible qu’une philosophie chaoïde oppose une résistance active aux problèmes actuels de la mondialisation ou la globalisation. Je ne pense pas pour  ma part que le chaos puisse se rapprocher de la désorganisation capitaliste du monde. Pour moi la fin du Monde, la pluralité, le pluralisme ne peuvent entrer dans l’homogénéité du capitalisme, dans l’universalité du mode de vie occidental. Le capitalisme d’ailleurs n’est pas une forme d’actualisation. Il est toujours hors de l’acte. Insatisfait de l’étant, de la situation qu’il rêve d’abandonner dès qu’il en jouit, qu’il sacrifie au  nom de la puissance, du potentiel, du futurible, au nom de tous les bonheurs à venir, dans une considération infinie et un changement perpétuel des choses soumises à sa loi de distribution, à son mode de communication par des objets, des véhicules, des chaussures, des ordinateurs, des téléphones 4G, 5G, 6G –et je vous laisse imaginer la suite numérique sans fin de cette évolution très peu créatrice… Il s’agit de ce que Hegel appelle le mauvais infini, un infini qui ne s’arrête à rien, un infini qui ne trouve pas de quoi s’installer. Au contraire, pour Hegel, le seul infini viable n’est pas celui de l’estomac qui se rempli de tout. Il est celui qui s’inscrit dans la finitude, un infini qui n’est pas dans l’inépuisable de sa ressource mais qui se produit  dans la figure consistante de l’époque qu’il anime et déplace soudainement par une force de négation.
La négation n’est pas celle libérale qui déclamerait partout qu’ « il est interdit d’interdire », négation de la négation au sens d’une appropriation de tout ce qui n’est pas moi. Tout est permis, la marchandisation des corps, des organes, du sang, de l’air, de l’eau, de la terre, du feu. Pourvu que cela soit rentable… La négativité est pour moi l’inverse de cette liberté apparente. Elle est la négation d’un pouvoir, pouvoir qui tient à reproduire l’infinité de son refrain, de sa gloire infiniment reproductible, cancérigène. L’infini actuel de Hegel, l’infini qui trouve dans le fini sa condition et son site, son aménagement, un tel infini n’a rien à voir avec l’explosion de la centrale nucléaire dont les déchets sont précisément dans la logique de l’intraitable, de ce qui ne saurait se traiter, de ce qui indéfiniment et infiniment corrode le site actuel qu’il vampirise. La centrale dans la gestion de ses problèmes ne tient pas compte de l’actualité, elle est toujours dans l’infinité d’un déchet qui ne trouvera pas de place, et dont la gestion est remise au lendemain, inactuelle au plus mauvais sens du terme, un reste dont on ne sait que faire si ce n’est de le reléguer et le léguer à demain. Ajournement illimité plus que différence.
Il me semble que cette mauvaise infinité, cette figure du progrès qui définit la modernité comme une errance sans but, progrès vers rien, progrès du progrès, cette exploitation du monde au nom de l’infini de la croissance, toute cette capitalisation de l’intenable, de l’impossible, de l’impensable, de l’ingérable, tout ça disons n’a rien de très chaotique. Ceci est même très orchestré dans le sens des responsabilités générationnelles, des continuités civilisationnelles (difficile de sortir du nucléaire avec pour prime les déchets et retraitements qui ont bien de l’avenir devant eux, une dette indéfinie). J’ai tendance à repenser le chaos dans son couplage non pas avec l’éternel retour du même, nommé consommation chez Baudelaire (mêmes boîtes, même poisson en carrés, sans arrêtes, même gluten dans les sauces…), mais avec l’ordre et la morphologie qu’il rend pensable. Pour moi, le chaos est dans l’acte, dans le risque d’une vie qui cherche son lieu d’actualisation et qui va affiner sa puissance, son potentiel infini dans l’inscription de l’acte, à l’image de l’embryon dont on parlait tout à l’heure. Autrement il n’y aurait pas de monde, il n’y en aurait jamais eu! Le chaos comme force primordiale n’aurait pu se réaliser sans s’affiner et déterminer des conditions d’existence pour certains ordres d’actualité. Comment l’ordre pourrait-il naître du chaos si ce dernier était un simple dépassement des données, une déconstruction des actes vitaux, une négativité cancéreuse?
Il me semble que le chaos comporte lui-même des actes de prudence. C’est un peu la figure de la prudence aristotélicienne. Une espèce d’équité du Chaos dans les lieux qu’il met en tension. Il s’agit dans cette équitéde quelque chose qui ressemble à l’équitationdont parle souvent Aristote, l’idée du cheval  qui va trouver un chemin entre deux désordres, entre deux pentes gravitationnelles inverses. Une affaire de juste milieu ou de cas opportun. Le chaos est donc, plus qu’une désorganisation, une forme de stabilisation dans la tourmente, la capacité morphologique de faire naître un chemin, une spirale, comme celle des galaxies autour d’un trou noir. Et si je saute vers un exemple si lointain de nous, c’est pour rendre palpable une autre temporalité, d’autres vitesses. Le problème du capitalisme est qu’il ne connait pas une telle équité dans l’équilibre des forces, il n’est pas construit comme un chaoïde, il est perpétuellement à côté du chemin qui se construit et ne vit que de sa destruction, de ses déchets. Aujourd’hui le capitalisme vit de la destruction des États. Il s’enrichit de cette destruction au point d’ailleurs de la rendre plus que possible, plus que souhaitable et d’en accélérer sans cesse la progression. C’est en effet très différent de la lenteur avec laquelle le chaos déstabilise. Il faudrait revenir à l’exemple astrophysique que je viens de prendre pour le comprendre, même si cela nous éloigne de l’économie qui est évidemment un autre modèle. C’est pour  moi une manière de vous répondre concernant l’idée de vitesse et de lenteur…  A l’échelle du cosmos, les forces constructrices du chaos sont d’une patience inimaginable. Elles longent l’ordre du temps, un temps galactique, le temps qu’il faut pour qu’un astre remonte la courbe infinie des températures. Mais, à chaque degré de ce chaos, s’actualise un monde, et il se stabilise selon des modalités très résistantes à la dispersion (trois forces au moins sont mises en jeu, les autres nous ne les connaissons pas encore). Le chaos, c’est un chemin incertain, un système incertain qui n’a rien à voir avec les étalages en nouveautés du capitalisme, fier d’un nouveau modèle de voiture capable de se garer dans l’étroitesse d’un parking. On est donc dans d’autres durées.
Le chaos qui est en œuvre dans l’univers est également quelque chose d’actif dans un organisme et les phases de son adaptation si lente dans l’histoire naturelle quand l’embryon traverse les embranchements de l’évolution à une vitesse extrêmement rapide, folle. Alors, évidemment, il y a d’autres formes de vitesses pour le chaos que celles qui se mesurent selon des âges cosmologiques. Il est certain qu’un embryon est doué d’une autre vitesse, qui n’est pas la vitesse atomique, qui n’est pas une vitesse de destruction. Cela se divise et se brasse à vitesse infinie. Une vitesse qui se divise en un coup impossible à mesurer, comme un saut pour soudainement basculer dans les ordres qu’elle accomplit, dans les sélections qu’elle pratique en passant des chemins, des seuils de développements, des embranchements du vivant. Une philosophie du saut… Le chaos peut montrer ici des vitesses locales prodigieuses mais toujours pour réaliser des chemins qui rentrent dans une durée astronomique, celle de l’espèce, celle d’un partage entre l’organique et l’inorganique. C’est très complexe, très chaotique et pourtant précipité dans l’unité d’un acte fini, en chair et en os, maintenant, ici… Des localisations que le capitalisme ne connait pas, lui qui est toujours ailleurs, et nulle part, délocalisé.

3 - RK/MS Peut-être est-ce alors une crise… Un autre point en tout cas que nous souhaiterions évoquer concernant la modernité en crise chez Kant-Hegel-Adorno, sur laquelle vous avez écrit dans Plurivers. Votre attitude nous semble très mallarméenne. Que pensez-vous de l’ « être baudelairien », selon la formule de Michel Deguy dans La Pietà Baudelaire ? Baudelaire, qui n’a pas vécu dans le chaos ouvert par Mallarmé, ne décrivait pas de désordre athée sans fin. Il restait au contraire devant La Pietà. Poète moderne, il était sans doute déjà dans la crise de la modernité. Cependant, il était moderne en dépit de cette crise, en étant lui-même crise. N’est-il pas possible que nous vivions la présente crise telle que l’a vécue Baudelaire, c’est-à-dire que nous demeurons dans l’impossibilité de la modernité ? Cette impossibilité ne veut pas dire accepter ou faire l’éloge de ce chaos en dépassant la crise (ce serait être mallarméen), mais vivre cette impossibilité, cette crise même. Cette attitude ressemble à celle d’Adorno dans La Théorie du Beau, et de Nancy dans sa Déconstruction du christianisme. Serait-il possible de vivre l’impossibilité en tant que telle dans notre siècle, d’être baudelairien devant La Pietà, à nouveau ?
Nous voudrions ajouter finalement une autre note pour nommer le vivre-ensemble dans ce monde immonde, le vivre-ensemble impossible et possible à la fois. « Impossible » voudrait dire : insoutenable, insupportable, qui ne devrait pas être possible ; mais quand même sous nos yeux, devant ou derrière nous et avec nous. L’impossible, qui nous guette et nous hante, peut être invisible même quand il est juste devant nous. Il s’agirait cette fois – nous l’avions évoqué plus haut – de corps étrangers, mais qui font partie de notre monde et de notre corps lui-même. Nous sommes déjà depuis longtemps avec des corps nuisibles, chimiques, composés, etc., et avons enfin des corps radioactifs qui envahissent et affectent notre corps à notre insu. Débordant toujours notre « contrôle », ces nouveaux corps posent, nous semble-t-il, une formidable question : d’un point de vue de la communauté ou de l’égalité de tous les corps(sur laquelle nous pensons ci-dessous) n’effacent-ils pas la distinction entre notre corps et les autres, à savoir entre bon corps et mauvais corps, ouvrant une dimension inédite de l’au-delà corporel du bien et du mal ?
Comment appeler et faire face à une telle co-impossibilité des corps ? Comment re-tracer le chaos ? Nous avons mentionné plus haut la question du corps-cancer et rapportons seulement un exemple ici : le chiffre 33. C’est celui des cas de cancers de la thyroïde, diagnostiqués chez les enfants de Fukushima qui avaient moins de 18 ans à l’époque du séisme, alors que continue la discussion sur l’« effet Fukushima » à laquelle s’ajouterait parfois le déni par l’autorité et par des habitants qui n’acceptent pas la contamination de leur terre. Voici sans doute la complexité du couple  « vitesse / lenteur » qui croît dans notre corps et le détruit, qui peut nous – humains, animaux, végétaux, minéraux et divins – rendre inhumain ou monstrueux. Mais il faudrait se garder de toute précipitation… Il vous est arrivé d’écrire au pluriel « les chaos ». Comment pourrait-on re-tracer le(s) chaos et se déplacer d’un chaos à un autre ? C’est selon nous l’un des points crucial de votre Plurivers, qui le distingue d’un simple éloge du chaos.


JCM - Je suis assez insensible à cette manière de penser que vous évoquiez. De Baudelaire, je perçois surtout l’extraordinaire arraché à l’ordinaire, la singularité de points inessentiels. Et ça me paraît plus fort que la crise de la modernité, que la difficulté d’être moderne. Il y a bien sûr une défiance devant le progrès que nous avons déjà évoquée. Mais importe surtout la manière de repenser le mal et d’en faire l’expérience, de l’éprouver dans le corps  par une nouvelle façon d’écrire, en prose. Il y a des intrus et des hôtes étranges chez Baudelaire. On a quitté la comédie des canons poétiques, des montages sublimes. Rien n’était authentique dans l’art d’écrire, de prendre des airs, de poser par éloquence. C’est dans la prose qu’on s’ouvrira à des mondes d’objets tout à fait étranges. Il y a chez Baudelaire une bizarrerie, un gout de l’étrange qu’il doit à Poe dont il est le traducteur. Son regard sans doute se détourne des Dieux, des épisodes bibliques autant que mythologiques pour affûter son regard vers le quotidien, un quotidien qui ouvre néanmoins vers une forme d’infinité nouvelle. C’est dans le fini de l’objet le plus prosaïque que se donne quelque chose d’infini, une passerelle vers des nouveaux mondes, à partir d’une chevelure ou  d’une charogne. C’est l’étant le plus banal qui éponge, aspire l’Etre, dans une différence ontologique inversée. Il ne s’agit pas comme chez Heidegger de dévoiler l’Etre qui est, dans Sein und Zeit, masqué par l’insistance de l’étant, occulté par l’intérêt péjoratif du quotidien, mais au contraire Baudelaire va montrer dans ses poèmes que nous n’avons jamais accédé à la pauvreté de l’étant, à la nudité de l’étant parce que nous étions obnubilés par l’Etre. Piété sans doute, mais c’est donc un autre Baudelaire me semble-t-il dont André Hirt également a donné certaines lignes de fuite.
Baudelaire, autant que Manet, me laissent penser qu’il faut réinstaller l’étant dans ses droits et dans sa souveraineté, rencontrer dans l’objet le plus inessentiel, par exemple une pipe, un éclat plus riche que les abstractions de l’ontologie. Nous n’avons pas de privilège à cet égard et le « réalisme » le montre également à la même époque. La piété sera alors dans une telle expérience, celle d’un monde qui se démultiplie dans l’épreuve du bizarre, dans la rêverie de l’opium qui se rend attentive à la complexité d’un rideau, d’une robe, d’une dentelle, à l’écaille d’un poisson… Baudelaire pour moi, c’est l’expérience d’un passage, d’une contrée que sont les fleurs du mal, zone interdite qu’il transgresse et qui s’ouvre certes dans le spleen de la modernité.  Dans le monde bouché, bouclé comme un sarcophage d’Egypte, le spleen, l’écœurement que provoque cette claustration, découvre un nouvel infini, une nouvelle mer, sans doute au niveau de l’Esprit de la terre. On peut dire de Baudelaire qu’il est fou, qu’il est en crise, que c’est lui la crise, mais comme Manet faisait une crise en contemplant une Asperge, ou comme Delacroix qui fait l’expérience des tissus d’orient, qui tourne le dos à la Grèce et à l’antiquité pour regarder vers l’orient. Cet orientalisme de l’époque n’a pas grand-chose à voir avec la modernité qu’elle pulvérise au contraire par un regard nouveau sur des choses très simples –et cela culmine avec Van Gogh sous le régime de L’œil des choses pour reprendre le titre de mon livre, satisfait des pommes de terre.
Si je suis mallarméen, c’est parce que le poème est tout un naufrage, une chute. Mais d’abord du côté de Rimbaud. C’est cela pour moi l’enfer de la philosophie, tomber dans le médiocre et y trouver son compte, faire une philosophie de garage en jouant aux dés. Avant Mallarmé, il y a d’abord le naufrage, le naufrage d’un bateau ivre. Il y a là une réplique de Rimbaud qui va contracter le monde, la surface vacante du ciel sur un dé, objet très prosaïque mais qui contient la formule d’une multiplicité d’univers. Un peu comme la nanotechnologie retrouve l’alphabet du réel dans un grain de sable. Igitur est pour moi la figure du savoir absolu, une formation intelligible mais qui est donnée dans l’étant le plus sombre, quand la substance se fait sujet et le sujet substance… C’est là, dans ce monde que s’ouvre un infini d’infinis que je nomme chaos. Des corps sombrent, se soutiennent, s’assemblent dans une chute où ils vont se combiner sans abolir le hasard. Dans une telle perspective, les corps sont des points d’entrée merveilleux et multiples pour associer des robots, des animaux autant que des hommes. Les corps se recomposent à l’infini, s’échangent des vertus, dans la digestion mais encore dans la pensée. Il n’y a pas de chevalier, d’armure métallique sans l’étrier et le cheval qui s’y associe. On est par là dans un processus technique et esthétique. Imaginez un chevalier dans la plaine, avec le soleil sur son armure et l’animal qui vous charge… Et rien n’interdit de pratiquer des associations bizarres, d’aller au-delà du tolérable pour des corps qui ne sont pas naturels au premier degré, dont la nature advient par une composition de rapports, une chimie et une physique qui contestent peut-être la frontière entre ce qui est naturel et artificiel. Au lieu de « co-impossibilités », je parlerai plus tôt de « compossibilités », un concept de Leibniz pour décrire des entités dont les possibles se joignent dans des agrégats surprenants, des poissons qui sont des lacs composés de poissons eux-mêmes pris pour un lac vis-à-vis de poissons inframonadiques… …
Alors qu’est-ce qui est bien? Qu’est-ce qui est mal? Les composés, les compositions qui témoignent pour la vie, qui donnent à la vie de nouveaux débouchés sur la base la plus prosaïque, cela me suffit à parler de « bon corps » ou de « corps bons ». Je me placerais ici non pas dans le sillon d’une ontologie absolue mais plutôt associative ou relationnelle. Les mauvais corps sont des corps que le cancer a mis à mal. Mais est-ce si sûr? Que diront un jour les survivants à ces nombreux cancers de la modernité? Qu’ils sont des monstres? Des anomalies de la nature? Je pense que la maladie leur apportera aussi une vision, une envie de vivre et de résister, de dire qu’ils ont la force de supporter la maladie, de la vaincre, d’y trouver peut-être un allié pour dénoncer les bombardements de rayons dont ils ont été les victimes. Le corps peut alors devenir la scarification d’une société, une marque, une empreinte pour résumer un trajet, une lutte, un parcours singulier, admirable fût-il amputé. La peau est tatouée par des mauvaises rencontres, par des signes qui font une histoire aussi intéressante que celle du progrès. Une signature! Et la nature n’est pas meilleure avec l’homme que la technique : il y a des atrocités naturelles que des corps endurent en faisant d’elles des stigmates, des cicatrices pour d’autres affirmations de vie, comme dans Kingdom of Heaven de Ridley Scott concernant les Croisades, montrant le devenir d’un roi touché par la lèpre. On passe là d’un Chaos artificiel comme celui de Fukushima à un Chaos naturel comme celui des pandémies ou des contagions virales. Entre ces Chaos, il y a des lignes de résistance, des morphologies pour des étants qui pourraient-être difformes, blessés, mais tout en montrant la force et la beauté des fleurs du mal dont ils ont été marqués. Du bizarre chez Baudelaire aussi on voit naître des fusées, un feu d’artifice qui est tiré au-delà de la modernité. Reste à régler la question du « vivre ensemble ». Vous l’entendiez comment?

4 - RK/MS Le spinozisme très particulier que vous avez décrit dans Plurivers, nous demande en effet d’être associatif, « l’association de l’amitié ». Cette amitié s’ouvre non seulement aux hommes, quels qu’ils soient, mais aussi aux animaux [2], aux végétaux, voire aux pierres, à savoir aux étant, quels qu’ils soient. Il s’agit en quelque sorte d’une communauté. Tous ces étant sont des attributs imparfaits dont la perfection est le Dieu spinozien, la nature naturante. Votre vision du monde se fonde sur cette communauté où la distinction physique au sein des genres et des espèces va être amenée à disparaître. Donc c’est, en reprenant votre expression, la « Méta-physique » du monde, celle de la fin du monde. Dans le monde méta-physique, tous les constituants s’affectent les uns les autres comme le dit Spinoza dans son Éthique, en formant un monde chaotique,an-archique, et plus ou moins u-topique.
Et voici une voix éphémère : « O mes amis, il n’y a nul amy... ». L’aphorisme testamentaire d’Aristote, relayé par Montaigne, nous parvient encore une fois. Oui, nous devons faire ici de la politique de l’amitié. La communauté spinozienne, peut se trouver n’importe qui et n’importe quoi, est-elle vraiment transparente, sans obstacle ? Deux grands thèmes rousseauistes mis en relief par Starobinski, la transparence et l’obstacle, sont sans doute très importants pour interroger cette communauté, qui ressemble un peu à celle que Rousseau, penseur redoutable de la communauté à l’époque moderne, décrivait dans son Contrat social. Nous devrions rendre compte de la violence que provoque la transparence de la communauté. En effet, la volonté générale n’est pas littéralement « générale ». Si, en apparence, cette communauté méta-physique est transparente (non pas au sens elle est claire et mise en ordre, mais où elle apparaît comme sans obstacle, sans barrière, en s’ouvrant à tout le monde), on ignore certainement quelques obstacles, comme Rousseau ignorait la difficulté de la communication dans la grande communauté, en supposant que ses membres peuvent se communiquer immédiatement sans aucune distance ni aucun obstacle pour aboutir à la volonté générale. Donnons des exemples : est-ce qu’il n’y a pas vraiment de dehorsà cette communauté ? ; La communauté immanente sans dehors est-elle possible ? Ne devrait-on pas de nouveau nous interroger sur le dehors ou la margequi ne serait pas une nouvelle création ni un événement, mais ce qui subsiste – une chose qui reste, existe, voire résiste. Qu’est-ce que cette chose ? Was ist das Ding ? La communauté spinozienne, si elle existe, ne poserait pas cette question, car elle s’intéresse à toutes les choses, quelles qu’elles soient (donc, il n’y a pas de chose en soi). Ce chaos immanent, même s’il était dynamique, pourrait se refermer sur lui-même. Comment peut-on distinguer ce dynamisme du nihilisme vide ?

JCM La question de la transparence me paraît avoir été pensée au mieux par Michel Foucault. Rousseau déjà est le symptôme d'une transparence à laquelle il résiste tout autant. Il y a par exemple une critique du théâtre chez Rousseau, le théâtre réalisant un obstacle à la vérité du peuple sur lui-même. Ce souci de vérité, cette transparence réclamée par Rousseau, dans ses propres aveux comme dans ses écrits politiques est pressentie par Foucault lorsqu’il aborde l’espace de la confession chrétienne, notamment dans Les aveux de la chair (dont nous ne savons pas grand-chose puisque le livre n’est pas publié à ce jour). Lorsque je dis que Foucault interroge le dispositif de la transparence sur le plan politique, je pensais d’abord à Surveiller et punir. Ce n’est plus le châtiment qui incarne le pouvoir, ni même la sanction en tant que telle, ni la dette plutôt que la transparence dans l’espace de la prison. Le mot prison se confond souvent avec la Centrale, parce que le pouvoir y apparaît comme un centre. Autour de cette tour centrale sont construites des cellules sur un cercle, une périphérie qui permet au gardien de voir tout ce qui se produit dans chaque pièce. Une société qui n’est pas seulement disciplinaire mais déjà marquée par une volonté de savoir, un contrôle qui s’exerce également au niveau de la sexualité. 
La sexualité pour Foucault n’est pas du tout refoulée comme le pensait Freud mais donne lieu à une inflation de discours, et la libération sexuelle n’est pas sortie du pouvoir de la transparence, affichée devant tout le monde. Ce qui permet de dire à Foucault que la sexualité est le lieu d’un certain nombre de rapports de forces et que le pouvoir s’inscrit dans ce rapport, dans cette ligne de front qui fait de la sexualité une confession, un aveu, réclamant une transparence dont en effet on trouve chez Rousseau les premiers signes visibles. Il me semble que, dans un tel dispositif de transparence, l’amitié intervient comme une ligne de résistance. Les amis forment des associations qui contournent cette volonté de savoir. Ils entrent dans une relation que j’ai cherchée à aborder dans la conférence que vous aviez traduite à Tokyo et que je développe dans un petit livre à venir où il est en effet question de Spinoza. Qu’il n’y ait plus nul ami, ô mes amiscela veut dire pour le moins que l’amitié n’appartient pas à cette ligne d’évidence, qu’elle est comme pour la "société des amis de Spinoza", une espèce de société secrète, qui circule dans un espace qui n’est pas celui de la transparence. Et cette amitié est en effet une amitié qu’aucun pouvoir ne contrôle, qui passe par des molécules, des petites passions, des individus nombreux très différents des seuls humains. 
L’amitié est un espace de rencontre qui n’est pas celui qu’aménage le pouvoir autour des seuls dignitaires de l’humanité. Il s’agit d’un axe d’association qui mobilise une politique autant qu’une cosmologie, une association que Gabriel Tarde a beaucoup évoquée dans un très beau livre, peu lu, mais amené à devenir un classique, Monadologie et sociologie et dont l’axiome pourrait être le suivant : « toute chose est une société », c’est-à-dire une association complexe, un peu déjà comme le champignon qui, dit encore Von Uexküll, se compose d’une communauté d’individus assemblés pour résister, résister au vent. Comment nous assembler pour résister? Quelle forme pour résister au vent solaire, au vent des atomes nucléaires, des tempêtes qui tombent du ciel? Voilà la question qui est aussi la mienne dans une espèce de ligne qui passe entre Spinoza, Tarde, Foucault, Deleuze, mais aussi Derrida qui vraiment réfléchit à l’amitié, à une politique de l’amitié qui n’est pas seulement prise dans la transparence, dans l’aveu, dans le souci de clarté, mais se replie, se plisse, marque un pli obscur qui forme une subjectivité rebelle, marginale. 
Et c’est bien par rapport au Dehors que ce pli a lieu. C’est dans le dehors, fût-ce dans une explosion, une centrale défaillante, que se donnent des nouvelles formes de subjectivation, de nouvelles manières de s’assembler pour résister au vent, pour résister encore au pouvoir qui réclamait notre transparence. Le dehors, c’est à la fois l’obstacle et la marge où naissent de nouveaux rapports de forces. C’est ce vitalisme d’une association qui plonge dans des forces de résistance qui me plaît. Et cette résistance pourra nous conduire à aimer les machines, à trouver dans l’informatique ou la nanotechnologie des axes de survie. Ce n’est pas un nihilisme. Aucune association qui augmente notre désir de vivre n’est négative, tout ce qui nous conduit à persévérer dans l’être est bon, qu’il s’agisse d’un animal ou d’un mutant. Alors la question serait en effet de reconsidérer le capitalisme selon une question de ce genre. Quelle liberté le libéralisme promet-il et quelles sont ses machines, quels sont ses associés, son conatus ? Fukushima en est peut-être un signe et réclame de penser autrement.

5 - RK/MSVous aviez parlé un peu du problème de la technique lors de notre rencontre, concernant la philosophie de Heidegger, Simondon ou Stiegler, etc. Nancy, de son côté, écrit lui aussi beaucoup sur ce thème. Parlant du monde technicisé comme sa propre nature, il cite les noms de Simondon et Stiegler dans une note du Sens du monde. Sa manière de traiter ce problème est caractéristique de sa pensée, peut-être en raison de la problématique de la tekhnè qu’on ne peut simplement opposer à la phusis. Le monde (ou la fin du monde) sur quoi vous insistez, est-il aussi celle du monde technicisé ? Vous avez traité dans Plurivers de la nanotechnologie comme symbole de votre vision du futur. On ne peut pas ignorer ni négliger, ni a fortiori nier simplement la technique qui est indissociable de notre vie quotidienne, mais il nous faut penser comment nous vivons avec elle et auprès d’elle dans le monde technicisé, comme dirait Stiegler. Qu’est-ce que la technique, la techno-logie et la tekhnè ? Comment diffèrent-elles les unes des autres ?

JCM Oui, c’est pour moi tout le problème et sans doute celui de Nancy, problème en rapport avec la question du capitalisme qu’il nous faut bien repenser autrement que selon sa transparence publicitaire et la gouvernance technocratique qu’il substitue au gouvernement politique, la politique étant de plus en plus prise en otage par ses exigences. Le capitalisme rêve d’une société sans Etat totalement dérégulée, sans aucun pouvoir d’intervention. Il s’agit d’une résistance à l’Etat mais qui ne ressemble pas du tout au Conatus, à l’effort vital de Spinoza qui augmente notre puissance d'agir. La capitalisme n’est plus que le nom d’un appauvrissement de la planète, la fin d’un monde qui n’est pas liée à la technique, mais au choix d’un modèle énergétique. Le pétrole a été une énergie mondialisée par le capitalisme. Il promeut le totalitarisme du « tout pétrole ». Et le nucléaire n’en est qu’un prolongement. On en revient à un seul mode énergétique exploitable mondialement. Il me semble au contraire que le pétrole, comme le nucléaire ne sont qu’un seul élément du dispositif technique et qu’il en existe une infinitéd’autres. Chaque énergie possède sa ligne de Chaos, sa bombe possible, le dehors avec lequel composer, risque inévitable. Sans doute en trouvant un seuil qui les met en rapports avec d’autres formes. Il faut relocaliser les énergies et diversifier la technique d’exploration énergétique en fonction d’un lieu approprié, redéployer des puissances énergétiques qui soient inappropriables en termes économiques, mais redevables de l’espace public. Pour le moment nous ne payons pas encore l’air que nous respirons, et il en allait ainsi de l’eau, du feu, de la terre, considérés comme des éléments qui n’appartiennent à personne. Le pétrole est une substance qui fait l’objet d’une capitalisation tout à fait indigne. Et sous l’égide de cette capitalisation nous est imposée une économie toute puissante, celle de l’universalisme du pétrole.  La biodiversité me semble au contraire devoir se penser sur le plan d’autres énergies que celles que notre économie a installées au pinacle des ressources fiscales.
Nous savons que la distribution de masse du carburant sera chose du passé dans moins de deux décennies, même s’il restera du pétrole pour des usages stratégiques.  Qu’est-ce qui a porté ce modèle au  pouvoir et qui a intérêt à le maintenir à gauche comme à droite ? Comment expliquer sur le plan politique le silence concernant cette mutation inévitable et la volonté de maintenir les droits prélevés sur cette énergie qui exclut toutes les autres, appauvrissant les modes de production possibles? Il y a là une singulière absence de diversité, notre civilisation ayant oublié l’usage des formidables machines que le vent, le soleil ou l’eau rendaient efficientes, autant d’éléments financièrement inappropriables. Il est possible que le nucléaire puisse nous être utile dans des domaines à définir ou que le pétrole soit réservé à la conquêtes spatiales nous procurant la force d’échapper à la gravité pour partir à la rencontre d’autres terres… Nous vivons me semble-t-il une époque intéressante et riche si nous prenons en compte cette mutation très proche mais qui peut dégénérer en catastrophe planétaire si nous continuons de permettre aux financiers d’imposer leurs conditions, leur frénésie délocalisante arrachant tous nos savoirs faire des milieux où ils sont nés pour des raisons de défiscalisation et de droits du  travail contournés. Ce qui se profile à l’horizon est bien un plurivers énergétique qui nous fera renouer avec la matière selon d’autres ressources que le pétrole. Et ce n’est pas le problème de la démocratie qui est en cause plutôt que la gouvernance réclamée par les marchés qui s’approprient les cours du blé ou des matières vitales. Sur toutes ces questions la gauche ne dit presque rien. C’est une politique qui vit encore dans ce monde qui est fini, terminé : fin d’un monde.
Plurivers, pour moi, appelle la diversité des énergies, une exploration des savoir-faire autres que ceux de l’industrie vouée au pétrole : technique de la vapeur, de l’hydraulique, de la lumière, de l’éolien, des nanomondes qu’on ne pourra pas prendre en cours si nous ne songeons pas dès aujourd’hui à la sortie du libéralisme et de son « univers » monocentré (très peu libertaire finalement). Le capitalisme destructeur de toute pluralité n’a pour moi rien à voir avec la jouissance, comme on a tendance à le penser autour de Slavoj Zizek. Le capitalisme ne jouit de rien, même pas de ses délocalisations et ne connait ni extase ni béatitude, pris seulement dans les resserrements gris de ce qui s’échange, se troque, se consomme. Il est dans l’objet qui lui donne l’illusion d’un corps glorieux. Il faut lire Spinoza pour avoir une idée de la béatitude et imaginer à partir de là ce que veulent dire la dépense et la jouissance, la puissance et la création.





[1] Nous nous permettons d’ouvrir ici une parenthèse sur quelques questions, sur lesquelles nous désirerions échanger à une autre occasion. Comment ne pas évoquer la problématique derridienne du messianisme sans messianisme? Ne pouvons-nous pas comparer la philosophie du chaos en tant que nouvelle téléologie avec ce messianisme sans messianisme ? Un tel nouveau messianisme risquerait-il de prendre la forme d’une nouvelle idéologie mondiale ? Disons cela d’un point du vue plus général mais plus concret : toujours dans Plurivers, vous décrivez comment nous sommes hantés par la mort de Dieu ou de nouveaux Dieux dans un monde exploité par la nanotechnologie. Tout en vous gardant d’une nouvelle religion de clonage ou de procréation, vous profitez des acquis de la nanotechnologie pour parcourir ce que vous appelez les « nanomondes ». Comment vous avez trouvé le moyen de traverser le monde après la mort du Dieu transcendant, mais toujours habité par des dieux anciens et nouveaux ? C’est un des sujets que nous avons abordés lors de notre rencontre. Entre la « lenteur » derridienne qui n’est pas sans rapport avec son traitement de la problématique « théologique », et la « vitesse » de la pensée deleuzienne qui s’en est en partie affranchie mais qui en traite, assez différemment voire avec légèreté, votre choix serait une manière post-théologique de traiter le théologique, une manière qui n’a pas peur de côtoyer et de jouer avec ces dieux. Ce qui nous semble correspondre avec votre éloge audacieux de l’« Empire » où, entre des humains et animaux, viennent et reviennent les dieux non-chrétiens. La question serait finalement la suivante : comment affronter la question théologique aujourd’hui sans pour autant faire naïvement abstraction de Dieu, du divin ou du religieux ?
Ici, nous ajouterons encore quelques commentaires sur la vitesse, dont nous avons parlé ensemble. Il faudrait de la vitesse pour ne pas rester dans un seul monde fermé sur lui-même, pour ne pas s’arrêter dans un seul rapport ou dans une seule association. C’est cette vitesse de pensée qui nous permettrait de rencontrer, chanter, danser et crier avec des dieux ou en tout cas les personnages inhumains. Cependant, nous connaissons une autre vitesse ou une autre problématique autour de la vitesse. Il s’agit de la vitesse de la fuite des substances nucléaires de la centrale de Fukushima, qui n’est toujours pas « sous contrôle ». Il nous faut préciser ici que le gouvernement japonais vient de déclarer la « relance » des centrales. Nous devrions réfléchir au moins à deux sortes de vitesses, deux sortes de lignes de fuite : la vitesse de croissance mortifère et accéléré qui mène à l’impasse du monde et qui ne permet finalement pas de sortie du nucléaire, et la vitesse de pensée qui rivalise avec elle ou encore qui permet de sortir de cette impasse. Discerner la  bonne vitesse de la mauvaise, cela est-il possible et d’ailleurs, une telle question est-elle correcte ?
[2]Nous ajouterons ici encore une note concernant le thème de l’animal. Nombreux animaux (bestiaux) ont été laissés, délaissés et abandonnés à Fukushima après l’évacuation forcée des habitants. Nous faisons ainsi face à ce que nous pourrions appeler la politique animale (dont quelques penseurs abordent déjà la problématique, tantôt dans les sillages de Derrida ou de Deleuze), politique mêlée au système économique où les animaux sont impliqués malgré tout. Il s’agit d’une politique, non pas à venir, mais déjà advenue.

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