1°) Après le succès de “Une intrigue criminelle de la philosophie” (Les Empêcheurs de penser en rond, 2009), votre monographie sur Hegel, vous êtes de retour avec "Plurivers" un petit essai de cosmologie contemporaine, où vous explorez la fin de l’idée de monde - au profit de celle d’un plurivers de mondes. Vous y conviez des références aussi diverses que Hume et Russell, Hegel et Borges, “Stars Wars” et “Matrix”. Gilles Deleuze, auquel vous avez jadis consacré votre thèse, a un jour écrit à Arnaud Villani que tout livre devait pouvoir répondre à trois questions : quel problème prétend-il régler, quelle erreur vise-t-il à dissiper, et quel concept construit-il ? Quelles seraient vos réponses à l’interrogation de Gilles Deleuze ?
Oui, un livre répond à une certaine configuration pensante, une image de la pensée pour tracer une bordure qui interdit les confusions. Il était nécessaire, sous ce rapport, de dire au travers de ce livre nouveau, ce que le monde n’est plus, ce avec quoi il devient impossible de le confondre. C’est qu’on ne peut vraiment plus penser le monde comme cosmos ni comme univers. C’est la fin de cette croyance que mon livre cherche à exposer. « Fin du monde » signifie ouverture du monde à une expansion, un infini qui le creuse et l’écartèle du dedans pour le placer hors de toute orbite. Le problème est alors celui de l’exorbitance et du chaos. Mais un tel problème ne se résout pas si on conserve l’idée d’univers. Il me fallait en ce sens inventer un concept que j’ai utilisé pour la première fois en 2004 à l’occasion d’une étude consacrée à Borges : le concept de Plurivers (mais je me demande si ce n’est pas déjà en 95 dans Ossuaires qui dessine comme en pointillé ce programme). Quoi qu’il en soit, James avait déjà parlé d’un « univers pluriel » mais sans forger le concept ni fondre les deux extrêmes en un seul mot. Je ne sais d’ailleurs si le mot existait quelque part ? Sans doute du côté de l’astrophysique qui parle plus volontiers de « multivers » ! Personnellement j’entends dans plurivers autre chose qu’un multiple, qu’une exemplification de bulles différentes, indépendantes (en trouve cette idée de bulles d'univers en cosmologie contemporaine). Elles se ressemblent encore trop dans un verre de champagne. Plurivers, cela consonne davantage avec une ramification, une évolution créatrice de sentiers qui bifurquent le long d’un élan vital. Sur cette ligne, ce sont les hommes, les animaux et les machines qui se croisent selon une alliance, voire un contrat dont je parle en associant à l’Empire politique une expansion monstrueuse pour conduire l’empirisme vers des situations les plus aventureuses.
2°) Tout comme votre “Borges” (L’Eclat, 2006) constituait le dernier volet d’une trilogie inaugurée avec votre “Deleuze” (Payot, 1993) et poursuivie avec votre “Van Gogh” (Les Empêcheurs de penser en rond, 1998), “Plurivers” peut être vu comme la continuation d’un itinéraire dont “Parures d’Eros” (Kimé, 2003) et “Eloge de l’inconsommable” (L’Eclat, 2006) constitueraient les deux premiers jalons. On a l’impression que vous construisiez ainsi votre oeuvre par séries, “Plurivers” se situant dans celle des cartographies d’époque - des manières de dresser le portrait conceptuel de notre contemporanéité. Est-ce le cas ? Pensez-vous en terme d’oeuvre ? Comment concevez-vous le travail de publication du philosophe ?
Précisément, le concept de « plurivers » s’extrait d’un ensemble de travaux qui forment une série monographique constituant sa base ou sa ligne de fonds. L’idée de multiplicité que j’ai pensée chez Deleuze, celle de ramification que je dois à Van Gogh et celle de bifurcation arrachée à Borges : multiplicité, ramification et bifurcation formant ainsi les éléments, la triade alchimique que le concept de « Plurivers » va joindre sur une ligne qui m’appartient. Alors d’où vient cette ligne sur laquelle j’ouvre ma propre activité créatrice ? Je crois qu’elle débute effectivement avec "Parures d’Eros" prolongée par "Le corps de l’empreinte", suivie d’"Eloge de l’inconsommable" pour aboutir à "Plurivers". Cette ligne commence par explorer la notion de « surface » et interroge l’enveloppement dont une surface est capable en qualifiant des mouvements du corps: des entrelacs de vie dont les empreintes constituent la mémoire. Il s’agit finalement d’un processus photographique, la révélation dans la matière d’une "âme atomique", une âme pour notre temps dont "L’âme du monde" était sans doute le premier balbutiement. Mais entre les deux séries -monographique et personnelle-, il y a je crois une troisième série impersonnelle qui passe de l’une à l’autre, celle de "Figures des temps contemporains" et "Constellation de la philosophie". Il s’agit dans ces livres de confronter mes propres thèses, mes propres variations à des artistes, des penseurs, des écrivains de mon temps, temps commun que je partage avec eux, une espèce de ligne complice, un laboratoire de « notions communes » capables d’expérimenter les figures de ma pensée par des voisinages en mesure de lui fournir des relais et des débordements. Alors naît seulement un style. Je crois en effet qu’au-delà des unités signifiantes dont use le langage, et même au-delà des jeux de langage, il y a les unités de style qu’on peut qualifier d’œuvres et qui débordent largement l’articulation d’une structure. Aucun roman n'est une collection de signes, ni de lettres. Je crois que c’est Hermann Broch, après James, qui pense le mieux comment se forment de telles unités. C’est son côté écrivain qui lui donne accès à ce découpage par œuvres, à cette généalogie des noms d’auteur plus large que les éléments syntaxiques qui les composent refusant justement de se laisser composer ou de composer avec leurs précurseurs. On pourrait parler ainsi de signatures...
3 Vous évoquez William James comme un proche parent - disons un aïeul estimable - partageant les mêmes préoccupations cosmologiques que vous. Aujourd’hui, cependant, il est possible de constater que le désir d’en finir avec le monde se manifeste dans un nombre toujours croissant d’entreprises intellectuelles. On peut penser, en particulier, aux travaux de Philippe Descola ou de Eduardo Viveiros de Castro, de même qu’aux travaux de Bruno Latour, qui militent pour la reconnaissance d’un “multinaturalisme” : la reconnaissance d’une “diversité des natures” irréductible à l’idée d’un cosmos unique. Vous sentez-vous proches de ces travaux ? En quoi “Plurivers” s’en distingue-t-il ?
Les proximités sont toujours de bonnes nouvelles. Dans le cas de James, c’est assez clair puisqu’il est inclus dans la trame du livre comme un précurseur sur lequel prendre appui. En finir avec le monde est effectivement quelque chose qui pointe dans des pensées voisines. On pourrait ajouter Gabriel Tarde aux connivences possibles en ce qu’il lui appartient de repenser la société selon des formes en regard sur un plurivers, notamment dans "Monadologie et sociologie" qui fait voler en éclat la distinction de la nature et de la technique. Je me demande s'il n'est pas le premier à utiliser ce concept. J’ai fait la préface de son livre "L’opposition universelle" en même temps qu’un article en 1999 pour "Multitudes" sans connaître à l’époque le travail de Descola ou celui de Bruno Latour dont je reconnais l’importance. Aux points remarquables de ce parcours, il faudrait ajouter celui de Jean-Luc Nancy qui a publié un livre important "Le sens du monde" auquel je consacre en 2001 un séminaire publié finalement chez Galilée et dont le titre montre bien qu’il s’agit d’un "Sens en tous sens". Mes cartes ne suivent donc pas les mêmes coupes et les problèmes que j’évoque sont davantage pris dans mon rapport à Deleuze, Lyotard ou Derrida… Et puis, il y a eu le livre sur Aristote où je pulvérise la logique des catégories pour penser l'espace dans une forme affolante, proche de l'Astrophysique, remplie de lieux qui brisent toute visée unitaire.
3°) “Plurivers” est publié dans une collection d’essais, “Travaux Pratiques”, dont le programme insiste sur la nécessité de remettre en avant l’essai comme genre littéraire - genre déserté de plus en plus par les écrivains, au profit des philosophes. Or, à côté de votre oeuvre de philosophe, vous avez aussi une oeuvre littéraire : vous avez notamment publié un roman, “La chambre” (Leo Scheer, 2009), et un autre est en préparation. Votre écriture philosophique, du reste, est elle aussi remarquable, faite d’un contraste saisissant entre lentes volutes et brusques accélérations. Comment concevez-vous le rôle de l’essai aujourd’hui, comment pensez-vous ce qu’il en est de l’écriture et du style, dans son lien à la pensée ?
Oui, c’est le sens de ma remarque sur Broch. Je crois que la littérature est une expérimentation irremplaçable qui travaille avec des mondes et des personnages. Jamais un personnage ne se réduira à un signifiant, ni même à un caractère. Il est comme un Dieu dans une mythographie. Il est l’élément d’une œuvre, un peu comme le mot appartient à la phrase qui le déborde : un module lunaire pour explorer des espaces autrement irrespirables. Je pense que la littérature rend possibles des figures et des moments que la philosophie doit saisir, même en de rares occasions comme c’est le cas des « dialogues » platoniciens ou de la « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel que je considère comme une tragédie philosophique, une aventure criminelle capable de faire du mal un problème que la philosophie n’avait jamais noté en ce que lui manquait certains personnages. C’est cette texture que j’essaie de toucher au travers le récit et qui est comme un moment de chute. Un livre descend au fond ou n'est rien. Le roman est un vaisseau qui vous porte dans des régions où tous les concepts dont vous disposiez ne servent plus à rien et qui vous conduit à une falsification incessante, à une réfutation que vous n’attendiez pas seulement d’un autre, mais d’une région de l’univers portée par les espaces pluriels que le roman permet de sentir dans une suée d'angoisse… C’est un enfer en quelque sorte…
Laurent de Sutter, Directeur de collection aux PUF/ Jean-Clet Martin 2010.