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Channel: Strass de la philosophie
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Bref aperçu de ce que nous devons pourtant à Heidegger...

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Après sa thèse sur Duns Scot, Heidegger, sera mobilisé, en 1917, au service météorologique des armées. Rien, de prime abord, ne s’oppose davantage à la pensée traditionnelle de l’Etre que la météorologie, incapable de fixer ce qui arrive dans son essence, ou de déterminer avec certitude l’être de ce qui se présente. La météorologie est toujours détournée par des événements capricieux et sans raison avenante. Mais c’est ce caprice, cette absence de raison, qui constitueront progressivement le cœur de la pensée de Heidegger. La météorologie, science que le philosophe ne prend évidemment pas au sérieux, est seulement le signe de ce qui pourrait ne pas être, l’indice du rien, du néant qui vient briser toutes nos prédictions. Elle nous met en face, non pas de l’ « étant », de ces objets qui par exemple se posent devant nous ou de cette bombe qui va éclater de façon prévisible et inéluctable, techniquement calculable, mais bel et bien devant ce qui n’advient que très fragilement, ce qui se laisse démentir toujours trop vite par la survenue de l’impondérable.
L’ « étant », très différent de l’Etre qu’il occulte par la certitude de sa position et la prétention de sa posture, ne concerne jamais l’événement incertain mais plutôt toutes ces choses qui se trouvent effectivement réalisées devant nos yeux. Il n’est pas, en ce sens, le dernier mot de la philosophie intéressée davantage par ce qui, dans l’ « étant », aurait pu ne pas se produire, par cette potentialité qui le met en lutte avec le « rien » qu’il fallait affronter comme la tempête annoncée, qui n’éclatera pas, finalement retardée par un courant s’imposant à elle pour la refouler. La question de l’Etre ne se réduit donc pas au constat de ce qui est, de l’étant dans son ensemble, dans sa généralité ou même dans son objectivité. L’Etre s’ouvre à nous et se mesure à tout ce qui le menace et le refoule, trop insupportable sans doute pour se laisser dévoiler en son entier. La question la plus forte au sujet de l’Etre ce n’est pas « pourquoi y a-t-il quelque chose ? ». Elle sera mieux formulée ainsi : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Ce rien est aussi puissant, aussi menaçant de réalité, que le quelque chose.
Qu’il n’y ait rien, voilà la menace que l’Etre doit affronter sans cesse dans la météorologie incertaine selon laquelle se voile le ciel pour nous cacher le non-sens inaugural, le vide qui affecte la manifestation des existences. Quel vide se cache derrière la grisaille du brouillard ? Cette question nous ne la sentons pas souvent nous affecter dans le quotidien sans provoquer une angoisse, l’angoisse qu’il n’y ait rien du tout plutôt que quelque chose, que le nuage, au lieu de déferler, s’évapore avant de nourrir les plantes de son eau indispensable. Ainsi l’auront compris peut-être ces indiens (que Heidegger ignorait)  et qui ne vivaient que pour danser avant la pluie. Il y a donc pour Heidegger une différence ontologique totale entre ce qui se montre devant nous, comme étant là, et ce qui ayant rendu possible ces choses a déjà disparu. Et cela avant même qu’elles se réalisent, recouvert le plus souvent par l’insouciance tranquille de nos objets familiers. Sous chaque étant, il faut supposer le fondement instable et précaire dont tout ce qui apparaît aura besoin, pour être, au lieu de s’abîmer dans le néant. Qu’est ce qui fait être un étant ? Qu’est ce qui fait briller le soleil et que sa lumière aveuglante me cache ? C’est là la question centrale de la philosophie qui inquiète seulement les humains ou plutôt ce qui en l’homme fait de lui un être un peu spécial, ouvert à l’angoisse de la mort et que Heidegger appellera un vigilant, un être vraiment là, ou, mieux dit en Allemand, un Dasein.
On ne sait pas si la plante possède un Dasein, si elle se laisse frémir par la vigilance et le souci de disparaître au moment où elle se tourne vers le soleil. En ce qu’il est traversé par la vigilance et le souci, l’homme, au contraire, se laisse affecter par l’Etre, par la totalité de ce qui est, totalité posée sur cette frontière qui le borde, placée devant ce qui n’est pas, de ce qui pourrait ne pas être et qui va se voiler sous ce qui se dévoile à nous de plus rassurant, d’insouciant quand tout va pour le mieux. N’est alors un homme véritable que celui qui a croisé sur le chemin de l’Etre le chemin du néant. Et cela n’arrive pas n’importe quand ni n’importe où. Le présent est le lieu d’une météorologie ravageuse qu’il fallait affronter dans la tourmente de celui qui se penche au dehors de sa position rassurante et lorgne vers le rien plutôt que le quelque chose. Il faut, pour exister de cette façon, des expériences un peu particulières, données par l’ennui tout autant que par la vue d’une chose à travers l’œuvre qui en montre la nature morte.

L’ennui est le sentiment angoissé par lequel nous sommes placés devant tout ce qui est, comme si cela n’avait pas à être, n’offrant aucun intérêt pour le mélancolique. C’est la totalité du monde qui se trouve inquiété et affadit par une crise d’ennui. Alors la conscience se défait dans la noirceur de ce qui ne mérite pas d’être, déjà absorbé par le rien qui s’était voilé au seuil du divertissement des jours insouciants. Mais cette expérience limite de l’ennui qui transperce le voile du divertissement n’est pas le seul tempérament qui se dégage de l’épreuve de l’Etre. L’amour, pas moins que l’angoisse, avène le présent et place les amants devant le sentiment d’un tout. Sous l’effet de l’amour, ce n’est pas l’observation d’un moment particulier qui envahit les amants, comme dans l’inventaire d’une collection de choses, comptées l’une après l’autre, mais c’est le pressentiment de remplir tout le présent, d’un seul tenant, qui se déchaîne, débordant l'étant ponctuel de l'intérêt mondain. L’amour ne manifeste rien de particulier, d’isolé, il plonge dans un tout, excessif et extatique. Devant la vigilance de tout ce qui pourrait ne pas être, l’amour est une affirmation capable de mettre en exergue une existence qui résiste à la mort et s’y maintient. Mais seule l’œuvre d’art nous montre, dans ce qui passe, l’insistance de ce qui ne saurait se laisser anéantir, un peu comme en ce poème où Angélus Silésius nous apprend que « la rose est belle sans pourquoi », belle sans raison, belle de se tenir devant le néant, découpée sur son bord par la couronne qui se détache sur un fond neutre et vide. 

JCM

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