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Heidegger, le coma dépassé de la philosophie française?

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Que la philosophie française s’inscrive entre les notes de bas de page de l’œuvre de Heidegger comme cela semble se colporter depuis le livre de Faye contre Derrida, voilà une affirmation qui se double désormais de la tentation de mettre la philosophie française en état de coma, la reléguant à une simple marge des « Cahiers noirs » écrits de la main de Heidegger et dont les propos sont affligeants, aveuglants eu égard aux horreurs du nazisme. Mais il faudrait signaler tout de même que l'aveuglement prend d'autres formes encore et que quelques lunettes ont été perdues en cours de route.
Je vois pour ma part assez mal comment concevoir que la philosophie française puisse se réduire à une excroissance de Heidegger. Foucault n’est pas Heideggérien dans la manière de révoquer l’ontologie au bénéfice d’une histoire fort éloignée de celle de l’Etre  -ou de son oubli tel que dispensé dans les époqualités dirimantes de l’étant que décline le scénario du philosophe allemand. Foucault ouvre une visée de l’espace qui n’est pas du tout celle du Dasein. Il y est question bien mieux de la mise en œuvre de socles fort disparates dont la croisée est hétérogènes. Il s'agit de discontinuités dont l’agencement se construit en-dehors de tout axe attributif, de toute catégorisation redevable à l’être. Une articulation pour laquelle il serait vain de penser au soutien, à l'appel d’un fond. L'archive pour Foucault ne relève pas d'un fonds mais bien mieux de ce que Foucault nomme « énoncé », une ligne qui n’est jamais associative, mais disloquée par des expériences tout autres, par exemple celles qui se nomment « folie », « délinquance », « infamie »…  De telles trouées ne sont pas celles du "retrait de l’Etre" sous l’étant supposé l'oblitérer. Le folie, l'enfermement, la sexualité, ce sont là des lignes cruciales d'une expérience étrangère aux vectorisations transcendantales de l’Etre et qui tendent vers la respiration de tous les exclus. Une autre histoire donc que celle de la dispensation de l’Etre dont la philosophie veillerait et garderait le sens. Foucault historien, comme Nietzsche philologue ou Kierkegaard théologien abîmé...
Cette histoire, fort éloignée de la restitution Heidegerienne de l’Etre, est celle que Foucault a héritée de Bataille, de sa visée du dehors, un fou rire qui vient secouer tous les enchaînements de fond élaborés par ce qui s’est imposé sous le nom de philosophie. Aux éclats du rire solaire de Bataille et de Foucault, il conviendrait d’associer celui de Deleuze dont aucune ligne ne respire une quelconque affinité avec les textes de Heidegger, Deleuze étant celui pour qui le concept s’exterritorialise de tout fondement au bénéfice d’une surface sans profondeur, et donc sans recours au modèle tragique de Heidegger. L’événement pour Deleuze n’est pensable précisément que selon l’inattendu d’une création pratiquée dans la fuite de ce qu’il nomme « extra-être », une ligne dont le mouvement et la temporalité sont celles de l’image, de la visibilité bien mieux que du poème ou de la métaphore. Les plateaux deleuziens n'appartiennent plus à la narratologie de l'Etre. Quant à Lyotard, il ne sera nullement question d’interroger la disparité des jeux de langage, l’hétérogénéité des discours selon l’articulation judicative ou prédicative sous laquelle l’ontologie fondamentale aurait été dérobée. C’est parce que l’être, dans son repli supposé, n’est qu’une fable que Lyotard entre dans une philosophie qui n’est plus celle du récit, des "grands récits" dont Heidegger est encore tributaire par la proximité de ses thèses avec la "fiction", comme le montre assez bien Derrida dans son séminaire sur Heidegger.
Je ne vois point que « la maison brûle » dans la philosophie française qui s’est constituée précisément au travers d’une tout autre préoccupation que celle des nostalgies ontologiques de Heidegger -déjà chez Sartre qui dissout l’ontologie dans la phénoménologie, et encore dans toutes les pensées d’après guerre, fort peu heideggériennes à ma connaissance. Loin de lire Heidegger, la philosophie française hérite d'une problématique propre par la lecture croisée de Nietzsche sur Hegel, de Nietzsche contre Hegel ou avec lui. On doit, au demeurant, à Derrida une volonté farouche de croiser le fer avec Heidegger au nom d’une différance marquée par une « hantologie » dont Heidegger ne saurait avoir la moindre idée, ne soupçonnant jamais dans l’Etre qu’il affectionne la forme hallucinée des retours esquissés et des étymologies aux traductions foireuses qui certes se poursuivent en France. Raison peut-être pour laquelle le dictionnaire Heidegger qui vient de sortir ne cite pas une fois Derrida (1). Son travail ne peut s'inscrire en effet dans un tel sillage, rien apparemment ne rappelant ce nom "déconstruction" auprès des promoteurs vigilants de Heidegger qui ne sauraient se tromper, au moins sur ce point dans leur haine de Derrida
Mais on peut toujours, pour faire monter la sauce médiatique, confondre toute la philosophie française avec Beaufret et quelques traducteurs abscons du maître allemand... Très sérieusement, on ne parlera pas ce faisant de la même chose, on sera aveugle, heideggériennement aveugle à la philosophie qui est depuis longtemps passée ailleurs, hors des dictionnaires et dictionnants. Aucune enquête scrupuleuse ne saurait chercher un événement là où ce dernier est éventé depuis belle lurette.


Jean-Clet Martin

(1) Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Cerf.

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