"Il y aurait eu, selon Platon, quelque chose de dépréciatif dans l’écriture comparée à l’élégance de la parole, à la grâce de celui qui parle (mais qui rappelle tout de même quelque chose de sophistique). Or l’écriture, quand elle se voit reléguée dans l’espace inauthentique de la technique et de l’artifice, nous montre cependant d’autres fonctions, un pacte avec un mal dont il faudra bien analyser les possibles. Cet artifice, cette machine artificielle n’était-elle pas déjà impliquée au cœur des choses, dans le déploiement « biblique » d’un codex et, bien plus tard, dans la langue des phénomènes puisqu’il est souvent question de ce « grand livre du monde », écrit en formules mathématiques comme Descartes ou Galilée devaient le supposer ? Les corps, non moins que les signes, appellent des lettres, des chiffres, libèrent des codes pour se prolonger, pour faire circuler leur information, le message de leur construction, de leur architecture dont les momies conserveront elles-mêmes d’ailleurs des traces venues du fond des âges. Une relique d’ADN qui l’identifie mais en même temps inscrit le corps dans un génotype réinscriptible. Et qui nous dit que nous ne sommes pas habités d’une momie, par le legs d’une très ancienne écriture libérant dans l’organisme un animal, une information génétique dont nous ne sommes pas l’auteur. C’est déjà en un sens archéologique « que le biologiste parle aujourd’hui d’écriture et de pro/gramme à propos des processus les plus élémentaires de l’information dans la cellule vivante[1]». Nous voici traversés de signes, de messages valant d’emblée comme écriture, chaque corps répondant à une anagramme extrêmement complexe dont il n’y a pas de première inscription à retrouver. Nous sommes accompagnés d’un code sans voix, à décrypter. Il contient des éléments paléontologiques lointains, des restes impossibles à isoler et dont le spectre remonte bien au-delà de la frontière de l’humain d’avec le non-humain. L’animal aussi s’écrit au fond de nos cellules, son génotexte continue de s’agiter dans les traces de cette écriture vitale/virale.
L’écriture a de toujours précédé la parole qui n’en est qu’une fonction. C’est la thèse la plus rigoureuse de ce livre que Derrida consacre à une science impossible que désigne la grammatologie, grammatologie signifiant plus que la grammaire, le gramme, le grammage du papier avec ses inscriptions engrammées. Impossible, cette science l’est en ce qu’il n’y a pas de savoir de l’écriture qui soit l’horizon et le réceptacle de tout savoir sachant que les mathématiques elles-mêmes ne sont rien de mieux qu’une écriture artificielle pour rejoindre, par des courbes et des droites, les inscriptions et les « excriptions » de la nature. La rationalité de l’expérience mathématique témoigne en faveur de signes qui ne sont pas redevables à un logos, signes dont le tracé déborde de part en part toutes les expressions issues des phonèmes réduits à l’exercice de la parole. Sans doute les phonèmes sont-ils formés par les possibilités de la voix, par les modulations de l’organe phonatoire dont les variantes seront physiologiques. Mais les phonèmes, en la double articulation de leur conformation, s’ouvrent à un infini qui n’a rien à voir avec la phonétique. Il existe une somme innombrable de langues. Une Babel de signes qui pourraient se concevoir par une variation de labiales, par une coupure des gutturales ou par un code télégraphique, très mécanique. Et, ce qui importe dans cette télégraphie, c’est précisément la coupure, la taille, le découpage des silences qui seront déjà ceux de l’écriture. Le logocentrisme, l’importance donnée au logos comme à ce qui s’énonce au travers de la voix est un parti-pris en faveur de la présence, de ce qui fait mot d’ordre. La voix, l’autorité de la voix édicte, dicte des points d’arrêt, impose des limites selon un pouvoir supposé absolu. Donner sa parole, c’est ici poser une assurance, une authenticité qui témoigne d’un Dieu ou d’une origine pleine. La voix nous garantit la présence, signale celui qui parle dans l’espace et dans le temps. La voix est indicative. Elle indique la prégnance de celui qui s’adresse aux autres mais tout autant à lui-même. Pourquoi notre tradition a-t-elle tant misé sur la prédication, sur les prédicateurs au détriment des copistes, des scribes et des enlumineurs ? Qu’est-ce qui offusque la raison dans les traces, celles dont l’artiste fait un ornement ou une fresque murale ?
Ce qui gêne, ce qui aura gêné la tradition, c’est que le signe ne se ferme pas sur soi. Il est une errance infinie, toujours ouvert à des interprétations nouvelles. En s’affirmant comme écriture le signe vient hanter le monde. Il s’offre à n’importe quel lecteur, se reproduit en-dehors de tout espace sacré, dans une temporalité sans limites, hors du cadre de la présence et du témoignage direct de la voix. Il y a un nomadisme du signe, une déterritorialisation qui en fait, comme en Egypte, une barque cosmique. Et cette barque revient, montre une répétition de rythmes, mais peut très bien se décentrer et filer vers des mondes inexplorés. Dans l’écriture, semble se concrétiser une espèce de chute en-dehors de tout ce qui se maintient à l’identique. On assiste, dans le trait écrit, à une expulsion de la raison au sein d’une extériorité profane, prosaïque, celle de l’ici-bas sensible, hors du verbe en se détournant de la face de Dieu. A moins que la divinité soit elle-même prise dans l’obligation d’un livre, dans la nécessité de longer le grand texte de sa création. La genèse est peut-être toujours doublée par une écriture qui renvoie l’origine vers un texte sans auteur, antérieur à l’entendement du démiurge. L’écriture nous échappe en amont de toute ontologie et en aval de toute présence."
JCM / Extrait de Derrida -un démantèlement de l'Occident, Ed. Max Milo.