Ce petit essai de Frédéric Neyrat sur Jean-Luc Nancy a le mérite de la clarté. Il hérite d’un mode d’exposition ambitieux où l’on retrouve parfois la manière de Badiou, l’expression à la première personne qui est comme son insistance thétique à laquelle on pourrait préférer le « nous » pour autant qu’il est question en effet de communisme. Mais il s’agit en vérité d’un communisme singulier, d’une certaine manière sans communauté pour autant que cette dernière n’est plus transcendante à l’individu qui en serait le composant anonyme, indifférent, coulé dans un mortier qui réduirait chaque moellon à une chose équivalente. L’individu, dirions nous, est lui-même "dividuel", divisé par des individualités déjà divisées selon une ivresse qui fait la persistance d’un commun, d’un essaim, d’une construction plus ou moins déconstruite et reconduite par l’ex/istence. D’où peut-être dans un premier temps ce refus d’un « nous » qui serait celui de l’équivalence des êtres et des choses sous la platitude d’un échange, d’une économie dont le marché absorbe la moindre singularité sous ses flux financiers.
Il y va donc d’un « je », de l’affirmation d’une position et d’une posture à laquelle, du coup, on aurait à se jouxter, du moins à se confronter autrement que selon l’échange, par un bord, celui de l’existence d’un « chacun ». Et nous voici de plain pied dans un communisme existentiel dont j'ai le sentiment qu’il s’idéalise ici sous la plume d'une philosophie dont de toute évidence le réel reste une figure advenante, une promesse ou une esquisse. Ce dont témoigne me semble-t-il la stylistique de notre temps, celle de « l’après » : Après la finitude, Après Badiou, et sous ce petit livre tonique Après la décontruction (il s’agit du titre du premier chapitre). Il y a eu le temps des retours, retour à Fichte, retour à Kant, retour aux choses mêmes… Nous voici, je crois, au temps de l’Aprèsqui mériterait une interrogation quant à ce que nomme cette relève. Avant, cela réclamait une certaine fondation, c’était l’âge des fondations. Après, cela témoignera davantage me semble-t-il d'une science fiction de l’événement, d’une idéalité qui n’est pas morale mais au réalisme incertain. Une ex/stase que Frédéric Neyrat nomme « surplus », « altération », «incommensurabilité »…
Il y a sous le régime de ce mode d’exposition qui fait le style de Frédéric Neyrat une « inquiétude d’époque ». Non pas celle de Pascal devant le vide infini (cf. p. 14), non pas celle de ce qui se poserait « ex-nihilo » (et que Jean-Luc Nancy avait également exposée), mais une inquiétude de la limite me semble-t-il, inquiétude de l’Aprèsqui est aussi celle de ce que nous sommes chacun, posé devant des objets, des réseaux de connectivité qui s’abîment dans l’indifférence plate, dans l’équivalence des données (ce qui oppose Frédéric Neyrat à l’ontologie unanime de Graham Harman cf. p. 23). Je dirais sous ce rapport que l’être est aujourd’hui traité non plus par des catégories, des essences, des quiddités, mais par tas. Nous sommes passés dans l’aire (l'ère) des tas, tas d’ordures, de corps, tas de marchandises, tas d’objets dont chacun affiche une valeur strictement commune à ce qui n’est pas même un « autre ». Et la struction espérée de cette ontologie pauvre (cet inframince de l’Etre) ne peut plus passer par une approche catégoriale qui en classerait les genres.
Il me semble retrouver, dans ces tas, l’altérité d’une altération dont le nom d’Ossuaires m’avait donné jadis un paradigme, celui de la complexité existentiale des reliquaires, des ontologies plurielles du moyen-âge -assez proche du nôtre par la dispersion et la féodalisation monétaire naissante. Et donc, la question de Neyrat est effectivement : « comment sortir d’un tel cauchemar ? Comment rompre l’équivalence des objets ? Comment retrouver une distance qui ne nous situe pas hors du monde, qui ne recrée par un arrière-monde ou un monde au-delà » (p. 16) ? Voici donc la question, question que je partage –ni avant, ni après-, question qui est la nôtre et dont Frédéric Neyrat situe l’inquiétude au seuil d’un « à venir » sur lequel il y aurait une discussion à tenir. Ne serait-ce que par la possibilité d’y reconnaître un sujet, une subjectivation qui ne se confonde plus avec la narration, avec le « je » de l’exposition adoptée. Il s’agirait d’un sujet qui renoue avec le « nous », celui de Nietzsche, lui qui s’adresse à « nous les penseurs de l’extrême », « nous les amis » dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils lui manquaient cruellement. Et cela ne pouvait que lui manquer sachant que la pensée se situe à chaque fois à l’origine d’un monde, monde souvent immonde, quand le philosophe s’exclut lui-même de ce « nous » au titre du soupçon critique, antiphilosophique, qu’on retrouve déjà dans le socratisme.
Défiance eu égard à la doxa, antiphilosophie et soupçon à l’endroit de la communauté constituent les gestes même d’une philosophie qui loin de venir « avant » ou « après » advient là, dans le milieu de la défiance et de l’altération, dans l’atmosphère d’un enfer qu’auront connu tous les philosophes du présent. Et c’est dans cette altération du sens que se place l’exigence de toute ontologie. C’est là que débute l’inquiétude de l’existence pour autant qu’une ex/istence est toujours plurielle, divisée, hors d’elle. Si cet arrangement des tas que nous sommes devenus, décomptés par les ordinateurs et les historiques informatiques, si la « théorie des ensembles » et l’axiomatique catégoriale n’ont plus de sens dans le présent qui fait notre contemporanéité, il semblerait qu’on ne puisse pas davantage recourir à la « politique » pour dessiner cette « communauté existentielle », pas plus que n’y suffirait une esthétique fondée sur un sensus communis. Voici donc où nous en sommes en lisant Jean-Luc Nancy : ni mathème, ni politique, ni poème, mais ivresse des coexistences, un amour qui donne à « l’être avec » son orientation et son expansion. Il s’agirait d’un absolu dissolu, absout de toute catégorie et hors toute politique dont reste cependant la coexistence de fond pour « chaque un », les singularités plurielles existant chacune au dehors, dans le toucher d’une limite commune. Il s'agit de la limite maximale où abordent tous les êtres qui vont au bout de ce qu’ils peuvent comme dirait Deleuze dans Différence et Répétition, le seul qui ait réellement résolu cette maximisation des singularités.
Je citerai Deleuze pour finir et comme en une invitation à répondre au livre de Frédéric Neyrat : « Là, il n’y a plus partage d’un distribué, mais plutôt répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert, illimité, (…) <invités> à couvrir le plus d’espace possible(…). Remplir un espace, se partager en lui, est très différent de partager l’espace. C’est une distribution d’errance et même de délire, où les choses se déploient sur toute l’étendue d’un Etre univoque et non partagé. Ce n’est pas l’être qui se partage, mais toutes les choses qui se répartissent en lui dans l’univocité de la simple présence. Une telle distribution est démoniaque plutôt que divine ; car la particularité des démons, c’est d’opérer dans les intervalles entre les champs d’action des dieux, comme de sauter par-dessus les barrières ou les enclos(…). Il y a une hiérarchie qui mesure les êtres d’après leurs limites. Mais il y a aussi une hiérarchie qui considère les choses et les êtres du point de vue de leur puissance (…) il s’agit de savoir si un être « saute » éventuellement, c’est-à-dire dépasse ses limites, en allant jusqu’au bout de ce qu’il peut » (Différence et répétition p. 54-55). J’ajouterai simplement que la communauté enveloppe tous ceux qui sont allés au bout de ce qu’ils peuvent, au fond de l’enfer –aussi faibles soient-ils chacun pour soi, malades et fragiles- dans une maximisation de l’existence.
JCM
A lire : Frédéric Neyrat, Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy, Ed. Lignes.