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De l'Alien comme figure de la chose / Véronique Bergen

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            D’où écrire, à partir de quel lieu, de quel plan penser ce qui incarne l’ailleurs, l’Alien, l’intrus ? Comment interroger ce qui, sous le choc des affects de la crise et de la terreur, suspend toute interrogation? Dans un déplacement de la Poétiqued’Aristote, en lieu et place de la purgation d’émotions, de la catharsis que la tragédie offrirait par la mise en scène de la pitié et de la terreur, les films de science-fiction, resserrés ici autour de la tétralogie d’Alien et de Prometheus, opéreraient-ils une catharsis sur base de crise et de terreur? Ou rendent-ils la catharsis impossible? Arrêtée à ce jour à quatre films[1](mais appelée à proliférer comme prolifèrent les Aliens dits xénomorphes), la saga Alien questionne la problématique de l’identité humaine, de l’intégrité individuelle, du corps par le biais de leurs limites, de leurs devenirs, leurs mutations. On l’envisagera d’une part sous l’angle des registres métaphysiques qu’elle convoque, des opérateurs de pensée qu’elle met en œuvre, d’autre part sous l’angle des effets qu’elle produit dans le chef des spectateurs. Le climat qu’elle distille a pour nom inquiétante étrangeté. Dès Alien, le huitième passager, le ton est donné, lequel se poursuivra dans les films qui en composent la suite : le surgissement de l’Alien, à savoir de l’irrepérable, de l’inclassable provoque un vacillement des grilles perceptives des membres de l’équipage du vaisseau Nostromo. L’apparition de l’autre sous la guise d’une autre forme (“xéno”-“morphe”) dissout la certitude du sujet sur lui-même et agit comme un traumatisme objectif (délitement des repères mondains) et subjectif (tombée du “je” dans l’inconsistance). La relation avec un autre non catégorisable fracture la détermination du sujet par auto-position de soi et le livre au cauchemar de l’être pur. Les grilles d’appréhension du monde, la batterie des catégories qui permettent d’affronter le réel, de se repérer dans le tissu mondain ne fonctionnent plus. La rencontre de l’Autre (qu’il soit ou non une projection de l’altérité qu’on porte en soi importe peu à ce stade, nous sommes au premier niveau d’une rencontre effractive, traumatisante) qu’on a à juste propos dénommée rencontre du troisième type, brise les schèmes usuels de pensée et d’action, fait voler en éclats les anticipations de la perception, le socle de notre rapport à soi, aux autres et au monde. Proche de l’angoisse heideggérienne, laquelle permet de reconnecter le plan de l’être à partir de la débandade du plan ontique, à même la rupture du lien intentionnel[2], l’épouvante qui s’empare des humains confrontés à la surrection de l’Alien fait sortir le réel de ses gonds et met en déroute l’aperception de soi, l’ipséité.


            Face à l’angoisse, à l’effroi comme Stimmung, deux réponses s’ouvrent : se raidir dans un repli sur soi, dans un refus de la nouveauté qui se présente ou inventer une alliance avec les mutants, un pacte avec l’autre qui implique d’expérimenter sur soi devenirs et métamorphoses. Au travers des quatre films, la première réponse s’offre comme la riposte la plus courante dans le chef des humains : leur réflexe est celui d’une fermeture, d’une guerre sans merci qui a pour cadre une lutte à mort effective. La lutte hégélienne, “de pur prestige”, pour la reconnaissance des consciences fait place à un conflit pour la non-reconnaissance, pour la non-médiation. Le maître n’est pas celui qui, ne reculant pas devant le risque de mort, asservit l’esclave tout en le laissant en vie mais celui qui, se repliant sur un rapport immédiat à soi sans l’autre, élimine l’adversaire[3]. Reprenant les concepts de Catherine Malabou, l’on dira que la logique qui préside au conflit à mort privilégie l’altérité d’une dissymétrie à une altérité de métamorphose et de migration. Notons que les androïdes, par exemple Ash dans le film de Ridley Scott, tentent davantage l’alliance et que le chat se révèle intouchable, non vulnérable, immunisé face aux pouvoirs des Aliens. Non pas que la limite du pouvoir des Aliens s’arrête dès lors qu’on ne leur en confère point : il bat de l’aile face aux androïdes qui, sans odeur, sans sueur ni phéronomes, ne sont pas détectables et ne peuvent être pris comme proie pour la ponte des œufs. Ne s’exerçant pas sur les androïdes, les puissances des Aliens s’arrêtent face au chat qui, en soi ou de façon contingente et aléatoire, désamorce leur instinct prédateur. Alors que le chien est un hôte que les Aliens peuvent parasiter (Alien 3[4]), le chat se soustrait à l’emprise des xénomorphes. Serait-ce en raison d’une indifférence réciproque ? Des forces psychiques chamaniques du félin qui rend inopérante la pulsion de reproduction/pulsion de mort de l’Alien ? La question est laissée dans l’ouvert.

            Les conséquences de l’apparition de l’Alien sur le spectateur réverbèrent très exactement celles qu’elle produit sur les humains de la tétralogie : un effondrement du sol psychique, une mise en crise du paradigme de notre identité, du processus de subjectivation, des mécanismes de la reconnaissance. La déliaison de la corrélation harmonieuse entre noèse et noème, entre activité de la conscience et objet appréhendé qu’entraîne l’effraction du xénomorphe s’aiguise dans une aphanisis, un évanouissement de l’identité subjective. L’ébranlement des limites entre dedans/dehors, soi/autre, humanité/extraterrestre délivrera une vérité : l’absence d’une essence humaine préservée en son for intérieur, la déconstruction, l’érosion de la différence entre humains et mutants, androïdes.   

            L’effroi s’origine dans le délitement de la maîtrise, de l’activité d’une conscience qui voit ses visées subjectives se fracasser dans l’inopérant. Les polarités stables, balisées du monde, l’être-ensemble se délitant, le neutre, l’“il y a” comme l’analyse Jean-Clet Martin apparaît à même la dés-apparition des étants, des existants. La cohérence du rapport entre esprit et monde se brisant, le pacte phénoménologique n’a plus cours. La perte endurée par la décohérence phénoménologique pourrait se voir compensée par le gain d’un accès à une cohérence quantique au sens d’une immersion dans le continuum. À même l’obsolescence de la division entre sujet et objet, à même la crise intentionnelle, on pourrait faire l’épreuve deleuzienne d’une conquête d’un champ impersonnel, d’un plan transcendantal. Mais le maintien d’une tension offrant le visage d’une lutte à mort entre différentes formes du vivant et la forme vivante Alien, l’impossibilité d’aller au-delà de la terreur, de sortir de la crise interdisent ce dynamisme d’un devenir moléculaire, impersonnel, d’une immersion panthéiste dans le cosmos. Confrontés à un point de crise (qui, ne connaissant pas de fin, se réitère indéfiniment sous la figure du surgissement d’un Alien menaçant), les humains en état de panique résistent à leur absorption, refusent le plus souvent d’inventer un agencement avec l’Alien dont il est vrai l’agression et la charge de mort rendent difficiles toutes noces contre-nature, tout apprivoisement. L’Alien donne à vivre une épreuve : une désorientation métaphysique et une débandade existentielle. En proie à un point de catastrophe, à une agression mortelle, l’humain tente de riposter à ce qui le méduse, d’être en prise sur la passivité qui le terrasse. Livré à un ailleurs, à un extime, à un dehors qu’il porte en soi mais qui est externalisé sous une forme indépendante, il reste enferré dans la double disjonction exclusive vie/mort, moi/l’autre : ou bien lui meurt ou bien moi je meurs. La relation que les humains engage avec lui est de l’ordre d’un rapport non spéculaire, non symétrique car dépourvu du schème de la reconnaissance réciproque, à savoir une non-relation. Dans cette lutte à mort, la seule réciprocité, le seul rapport qui demeure est celui de la destruction de l’ennemi.


            Percutés par la rencontre de créatures à cheval sur différentes espèces, sur divers règnes, le cerveau, l’ordinateur, l’intelligence artificielle ne les reconnaissent comme rien d’existant. Le heurt avec des monstres du point de vue de Linné, avec des concrétions de matières hybrides, des êtres biomécaniques composés d’un mélange de silicium et de carbone, de métal et de chair déroute les batteries d’intégration dont disposent les humains. C’est proprement à l’inconnu, l’inclassable, l’inappréhendable qu’ils ont affaire. Passé le choc de la première confrontation avec cet objet X, ni naturel ni artificiel, la répétition de la rencontre ne génère pas une habitude perceptive, n’atténue point la dose d’effroi mais radicalise la riposte exterminatrice. Par-delà le danger de prédation/parasitage aboutissant à la mort de la victime, l’Alien menace de retirer à l’humain sa part d’humanité, de l’engloutir dans le chaos, dans un abîme indifférencié. La perspective d’être dépossédé de son identité, de son individuation est davantage source d’effroi que la perspective d’être tué. L’Alien figure une forme de la folie, de la schizophrénie de fait et non de droit pour reprendre la distinction de Deleuze et Guattari. Il nous désaliène de nos schèmas de pensée, de nos habitudes conceptuelles et perceptives mais il nous aliène à l’angoisse de l’indifférencié. La terreur de perdre ce qui est perçu comme son identité naît du fantasme d’un anéantissement. Le fantastique surgit d’une implosion du principe de réalité qui laisse à nu la présence pure, dans un reflux de la sphère des significations. Au travers de l’épreuve de la précarité, de la fragilité de l’identité humaine, du lézardage du socle anthropologique, une révélation se fait jour : il n’y a pas de propre, de nature humaine préservée en ses paramètres essentialistes, le propre n’est propre qu’à être traversé par l’altérité.


            La présence du huitième passager dans le Nostromo met à l’épreuve la condition humaine qu’il menace, qu’il distord, parasite, greffe, hybride. Vue du côté de l’Alien, la teneur en menace, et dont les humains (qui ne sont autres que des Aliens pour les Aliens), sont porteurs, n’a rien à envier à celle que les xénomorphes représentent. Habités par la logique du profit, par une volonté expansionniste estampillée d’ultra-libéralisme, les hommes menacent les galaxies, les exo-planètes qu’ils colonisent, asservissent, pillent. Leur seule visée est de capturer des spécimens d’Aliens afin de les réduire à l’état de cobbayes, de les analyser, soutirer leurs puissances (tel leur sang corrosif, acide...), construire des armes biologiques. Dans la tétralogie Alienet dans Prometheus, l’homme est le roi des prédateurs du cosmos, la multinationale Weyland-Yutani qui envoie des vaisseaux aux quatre coins de l’espace vise une conquête illimitée du cosmos en vue de le coloniser, l’arraisonner, détruire ses autres habitants.

            Au niveau de l’apparaître, l’épouvante est d’abord de nature scopique : elle s’enracine dans la vision d’une entité inconnue, déroutante dont l’étrangeté de l’aspect physique est au premier abord proprement insoutenable. Sur le plan intersubjectif ainsi qu’au niveau imaginaire et fantasmatique, l’effroi se redouble dans l’exercice d’une lutte à mort censée sauvegarder l’intégrité du sujet. Il serait fécond d’aborder la saga à partir des réflexions éthologiques que Tobie Nathan développe dans Tous nos fantasmes sexuels sont dans la nature[5]. En faisant des Aliens des êtres organico-mécaniques de type insectoïde, la série rencontre la forge des fantasmes sexuels que décrit la psychanalyse et dont les comportements copulatoires des insectes offrent la gamme. Au contact des Aliens, le danger d’une perte de ce qui est revendiqué comme spécificité humaine se cristallise autour de leur mode de reproduction qui implique l’agression, le viol buccal, la paralysie de la proie, son parasitage, sa fécondation forcée et sa mise à mort. Mus par le besoin compulsif de se perpétuer (ce que Kojève dans sa lecture de la lutte des consciences voyait comme le désir animal de l’esclave de conserver sa vie), les Aliens affichent un système de reproduction par parasitage qui rappelle certains insectes et qui, par sa violence, éveille le fantasme et l’actualisation du fantasme d’une possession prédatrice. S’ils parasitent divers types d’organismes vivants, non seulement les humains, mais aussi les chiens, et d’autres espèces extraterrestres comme le Yautja (plus connu sous le nom de Predator dans le film Predatoret le jeu vidéo Aliens vs Predator), toutes les formes du vivant ne sont cependant pas propices à servir d’hôtes asservis à la ponte des œufs des Aliens. Réduites à l’état de matrice, les victimes sont arraisonnées, désubjectivées, ramenées au rang d’objet, d’instrument au service de la propagation de leurs adversaires. Le scénario de l’accouplement comporte trois temps. Après avoir éclôt d’un œuf pondu par une reine, le Facehugger, à savoir un Alien de petite taille, encore au stade larvaire, scrute le passage d’une victime afin de lui sauter au visage, de s’y agripper. La violant par son appendice buccal de forme phallique, le Facehugger la féconde en déposant un œuf dans l’estomac. Se décollant du visage de sa victime (qu’elle soit homme, femme, chien, extraterrestre…), le prédateur meurt tandis que l’hôte subit à son corps défendant le cycle de sa fécondation. Enceinte sans le savoir, portant en son ventre un embryon d’Alien, la victime est anéantie quelques heures après l’agression (parfois quelques jours s’il s’agit d’un œuf porteur d’une reine), tuée par l’expulsion d’un Chestburster qui lui perfore la cage thoracique. Le cycle vital du xénomorphe n’est pas encore achevé : le Chestburster grandit et lorsqu’il arrive à maturité devient un Alien qui traque ses proies. Régis par la seule logique de la prédation assurant leur survie, les Aliens réduisent les êtres qu’ils croisent à l’état de créatures porteuses (dans une indifférenciation des sexes mère/père porteur, la différence sexuelle important peu pour la ponte des œufs). L’implantation forcée d’un embryon dans le corps de la victime comptabilise deux morts pour une vie : la mort du Facehugger qui a fécondé, parasité son hôte et la mort de l’hôte, tous deux sacrifiés au profit de la naissance du Chestburster, lequel se développera en Alien proprement dit au stade adulte.  


            Dans ses modalité d’effraction dans le réel mais aussi d’agression sexuelle, le surgissement de l’Alien est tout à la fois celui de la Chose, de “das Ding”, de l’être pur sans pôles ontiques de Heidegger et celui de la Chose, du grain de réel pur soustrait au symbolique de Lacan. La perte des repères symboliques actée lors du heurt avec un xénomorphe se radicalise lors de l’insémination forcée (pénétration orale puis éventration). Dans sa grille de lecture féministe appliquée au cycle Alien, Barbara Creed[6]perçoit dans la série l’agissement d’un imaginaire patriarcal qui exorciserait la femme, son étrangeté en l’associant essentiellement à deux figures complémentaires : la mère archaïque, la mauvaise mère, nocive, comme Chose, abysse, indifférencié associé à l’abject, à l’obscène de Kristeva, qui mène à la mort d’une part et la mère phallique, la femme fétiche d’autre part. L’Alien, l’autre en tant qu’autre aurait pour nom la femme. L’effroi qui s’empare des humains traduit la prescience d’un danger/fantasme : être avalé dans le fond sans fond de l’unité originaire, souhaiter le retour à la matrice de la mère archaïque, traversé par le désir de revenir en deçà de la discontinuité, de la coupure entre entités subjectives autonomes afin de renouer avec une fusion mortifère. La réincorporation dans la Chose que figure l’Alien, le retour à la fusion avec la mère signeraient l’annihilation du self. Dans la distribution réglée des marqueurs sexuels ou de genre qui parsèment le cycle, les références à la féminité (séparée de son appariement à la femme) sont multiples et hétérogènes. Quatre références au féminin se dégagent. Primo, la référence à la Reine. Chaque colonie d’Aliens a sa reine, une créature qui trône au sommet de l’organisation sociale, dotée du pouvoir suprême de pondre des œufs. Analogos de la reine des fourmis, elle a à sa disposition des légions de troupes chargées de la reproduction. Les drones, fourmis ouvrières au plus bas de l’organisation sociale des xénomorphes, sont à son service. Mais la fonction de reine n’implique nullement la possession de traits anatomico-biologiques, sexuels précis : tout Alien peut l’occuper. En effet, dès lors que leur survie est menacée par l’absence de Reine, les Aliens adultes ont l’aptitude de muter et de se transformer en Reine dans un réflexe de régulation pragmatique visant à assurer la perpétuation de leur espèce. Secundo, la référence à la femme résistant à sa réduction au principe de fertilité. Dès la première rencontre avec l’Alien, le lieutenant Ellen Ripley (incarnée par Sigourney Weaver) entend opposer une résistance au destin d’asservissement, de colonisation du corps réduit à la fonction de fertilité. Dans le film de James Cameron, elle se présente comme un cyborg, revêtue d’un exosquelette, afin d’intimider l’Alien. En vue de contrer sa sujétion-réduction à l’état de machine à engendrer, elle s’engage dans un devenir machinique, prothétique. Fécondée/violée durant son sommeil, plutôt que d’extirper l’embryon de reine d’Alien qui la squatte, Ripley tuera l’Alien et se donnera la mort en se jetant dans une fournaise avant d’être clonée dans Alien, la résurrection. Tertio, une référence à la figure de l’ordinateur-mère. L’ordinateur du vaisseau spatial Nostromo s’appelle Maman. Dans le film de Ridley Scott, c’est la voix de l’ordinateur qui extirpe les passagers de leur état biostatique et qui, autant que les ramener à la vie, leur donne naissance, rejouant leur sortie du ventre maternel. Régnant sur l’équipage qu’il contrôle, qu’il réveille quand une alerte se déclenche, il voit sa toute-puissance se payer d’un déficit de conscience : Maman (Mother, à savoir “mère” dans la version originale) ne se pense pas penser, sa non-conscience réflexive l’ordonne à sa représentation comme champ inconscient. Quarto, une référence métaphorique à la maternité au sens de cocon. Le Nostromo, le Sulaco, l’Auriga, le Prometheus et autres vaisseaux spatiaux forment chacun une matrice utérine où les membres de l’équipage vivent en biostase, plongés dans un état entre hybernation et régression fœtale le temps des voyages interstellaires. À ces trois archétypes féminins, plus exactement maternels, fait face l’aspect, la morphologie phallique des Aliens dessinés par HR Giger, inventeur de créatures biomécaniques hypersexuées, de type insectoïdes. Crâne allongé sans yeux, appendices dorsaux, queue longue et coupante, langue perforatrice munie d’une seconde bouche broyeuse : l’Alien que, dans le film de Ridley Scott, HR Giger tire de sa peinture Necronom IVcombine des attributs phalliques dans une anatomie revisitée autant que l’est sa chimio-biologie alors qu’il figure la Chose. Une Chose qui relève davantage d’un chaos primordial indifférencié que d’un espace maternel où fusionneraient mère archaïque et mère/femme phallique, fétiche. 


            Plutôt que s’aventurer dans des noces contre-nature, dans des appariements guêpe et orchidée, plutôt que de prendre le risque d’une construction/stylisation de soi, d’un façonnement d’une subjectivation, les humains tentent de maintenir la fiction d’une coupure étanche entre humanité et inhumanité, de strier l’espace en l’ordonnant à des séparations infrangibles avant d’intérioriser l’événement d’une plasticité mutante au principe de la vie, celle-là même qui loge le non-humain, le presque-humain au creux de l’humain, dans le brouillage des distinctions spéciques[7]. Dans cette subversion de la dialectique de la domination et de la servitude qu’acte la série, l’on dira, convoquant Judith Butler et Catherine Malabou : “bien qu’il n’y ait pas de corps qui soit mien sans le corps de l’autre, il n’y a pas de désappropriation définitive possible de mon corps, non plus que d’appropriation définitive possible du corps de l’autre”[8].   


            Si la série Aliensemble rendre toute catharsis impossible en ce qu’elle ne nous permet pas de bondir au-delà de l’affect de la terreur, de nous libérer de la crise d’épouvante, elle nous féconde paradoxalement d’une vérité qu’elle dépose comme un œuf. Une vérité qui révèle que le posthumain, le para-humain, le contre-humain est d’emblée, et non après coup, au cœur de l’humain.




[1]Alien, le huitième passager de Ridley Scott (1979), Aliens, le retour de James Cameron (1986), Alien 3 de David Fincher (1992), Alien, la résurrection de Jean-Pierre Jeunet (1997). Bien qu’indépendant de la série, Prometheus (2012) de Ridley Scott se présente comme une préquelle d’Alien, le huitième passager, et aura pour suite Paradise.

[2]  Cf. Sur cet “œil des choses” qui laisse apparaître la différence ontologique, qui ouvre le plan de l’être pur, en deçà du rapport intentionnel noué sur le plan ontique, se reporter à la fine analyse que produit Jean-Clet Martin dans son texte L’Ontologie pure d’Alien.

[3]L’adversaire est refoulé dans une extériorité irrelevable des deux côtés de l’affrontement, tant du point de vue de l’humain que de celui de l’Alien.

[4]Dans Alien 3 de David Finchner, le parasitage d’un chien par un Alien donne naissance à un Alien quadrupède, fruit d’une recombinaison génétique de l’ADN du xénomorphe et de l’ADN de l’hôte. La modalité de reproduction par prédation implique chaque fois lors de l’accouplement une double modification du patrimoine génétique, tant du prédateur que de la victime.

[5]Cf. Tobie Nathan, Tous nos fantasmes sont dans la nature. Psychanalyse et copulation des insectes, Paris, Ed. Mille et une nuit, 2013.

[6]Barbara Creed, “Alien and the Monstrous-Feminine”, in Alien Zone, dir. A. Kuhn, London, Verso, 1990.

[7]Davantage que les humains de la saga qui font tout pour la repousser, ce sont les spectateurs qui intériorisent cette vérité. 

[8]Judith Butler et Catherine Malabou, Sois mon corps. Une lecture contemporaine de la domination et de la servitude chez Hegel, Paris, Bayard, 2010, p.8. 


Livres de philosophie pour non-philosophes ?

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Difficile de rendre compte d'une collection adressée aux petits Platons. La philosophie marche bien dit-on, réussit en tant que titre et pour lecteurs qui ne lisent pas vraiment de philosophie. On aura donc le sentiment un peu étrange que la philosophie pour non-philosophes serait plus intéressante que les livres pour philosophes... Ce serait une erreur flagrante de dédaigner la part extrêmement importante donnée aux ouvrages pour non-philosophes. Mais la plus grande erreur serait de la laisser envahir par des « écrivants » qui ne connaissent rien à la philosophie. Des écrivants qui entrent dans des déclamations politiques dont l’opinion la moins droite sera le seul aliment quand nous savons tous que la philosophie ne peut amorcer sa ligne propre que par des questions très singulières. La philosophie tient à des problèmes que l’opinion ne perçoit pas d'emblée, des problèmes posés en-dehors de l’approche majoritaire, problèmes redevables de ce que Deleuze pourrait qualifier de philosophie minoritaire. Non pas que le mode mineur soit simplement celui des minorités. Il s’agit, presque de manière musicale, d’une expression dont le relief montre une différence dans le ton. Un traitement qui fait la différence -par rapport aux propositions trop mondaines, trop "physiques"- et qui se nomme "métaphysique". Il s’agit d’une approche surprenante que tous les philosophes empruntent, qu’eux seuls pourront poser, traiter sous le nom même de philosophie, qu’ils soient ou non d’accord sur les solutions apportées aux questions abordées.

La métaphysique est d'abord un style. Celui-ci n’a rien à voir avec la forme des chaussures et leur couleur dont se satisfait le styliste professionnel. La métaphysique s’arrête plutôt à une façon de tourner en rond, de marcher propre aux chaussures comme ce fut le cas de Heidegger au sujet d'une paire immettable, deux chaussures gauches dont Derrida extrait des difficultés insolubles. Voici donc un ton dont la modalité est mineure et qu’on ne peut comprendre qu’en entrant dans ce qui se nomme philosophie, sans doute depuis Pythagore. La question n’est pas pour lui de résoudre par ce nom la quadrature du cercle ou de ramener l'inconnu à ce qui est trop bien connu. Elle ne vise pas une réponse vraie. Elle s’étonne simplement de ce que l’Etre est là au lieu de n’être rien. La philosophie ce n’est donc ni « combien ?», ni « quand ?», ni « selon quel rapport quantifiable ?». La philosophie ne mesure pas par exemple un indice de croissance pour notre économie. Elle ne demande pas si la croissance doit reprendre ou non, et selon quels chiffres. Elle s’interroge davantage en suivant des questions du type : qui veut la croissance ? A quel type, à quel mode d’existence correspond une telle valeur ? L’idée de progrès est-elle absurde en tant que moyen donné comme fin ? Peu importe la réponse, du reste. C’est dans l’art de creuser la question, d’en minorer les réponses admises que se reconnait le questionnement philosophique. C'est cette "petitesse", cette part inaperçue, que pourrait revendiquer une collection donnée pour des petits Platons.

Lorsque nous admettons tous que la richesse est un "bienfait", le philosophe quant à lui demande si la pauvreté n’a pas un mode d’existence plus intense. Une société pauvre ne développe-t-elle pas des vertus qu’ignore celui qui ne cherche qu’expansion et croissance ? Quant aux réponses, elles seront forcément multiples. Mais elles ne deviennent intéressantes qu’à condition d’être réinterrogées selon la même patience. On peut considérer en effet que les "petits", les gens de rien, la pauvreté est mère de l’hospitalité. Voici donc que surgirait un concept… autrement... Il y a un rapport à l’autre que nos sociétés ont perdu et qui engage une « politique de l’amitié » dont on trouve chez Platon, Sénèque autant que Montaigne des orientations tout à fait extraordinaires.  Alors faudrait-il renoncer à cette expression minoritaire que désigne la philosophie et l’abandonner à des glorioles de renom ? Ne serait-il pas heureux que ce soit les philosophes eux-mêmes qui donnent aux non-philosophes les moyens d’entendre de telles questions ? Mais cela n’a rien à voir avec un examen théorique ou avec un concours tant la philosophie est déjà « philosophie pratique ». L’enseignement de la philosophie se produit comme si on s’adressait à des philosophes. Les livres qui en émanent sont donc des livres pour philosophes doctorants, des questions de méthode adressées à des spécialistes. Et par conséquent la métaphysique dans son mode mineur ne trouve plus d’adresse. Toutes les questions à propos de l’Etre sont étouffés par des quotas, des quantifications qui relèvent de l’étant, du monde affairé de la réussite, de l’espace civil où, par exemple, l’idée de "santé", Nietzschéenne, perd son sens, tout comme se perd l'idée palliative de ce qui importera dans un soin, dans un traitement médical. Le "bien-être" partout invoqué n'est plus que l'indice d'un chiffre d’affaire, une courbe rentable. On remboursera une dent arrachée par un praticien même si cette dernière devait s'avérer saine, et on prescrira des traitements inutiles pour le bonheur de ceux qui les vendent : « Il n’y a pas de mal à faire de l’argent ». Voilà l’opinion majoritaire, elle qui ne rêve précisément que de fortune et de réussite individuelle sans interroger ce que le mot « réussite » recouvre de grand ou de petit. Qu’est-ce que la réussite ? L’échec n’est-il pas en lui-même toujours très bien réussi ? Pour le moins salutaire ? Il faut s'entendre en philosophe sur ce qu'est un mot. C'est une exigence première.

Le traitement philosophique des modes d’existence est actuellement pris en charge par des écrivants du bien être ignorant l'Etre et dont la "philosophie" n’est qu’un mauvais nom, un secteur d’activité, de vente, un créneau à usurper sous un « faux titre», un titre que la philosophie mineure au contraire se doit de démasquer par des enquêtes, des essais qui prennent en charge un type de questions tellement spécifiques que seule une forme de pensée spéciale pourra en rendre accessible la pertinence. De telles incursions vraiment philosophiques et qui s’adressent à la non-philosophie ou aux non-philosophes sont rares. Elles n’adviennent ni dans l’espace universitaire ni dans l’espace public envahi par des marchands d’idées dont l’essentiel sera seulement de vendre du sable. En se tournant vers le passé, il nous faut bien reconnaître avec Aristote que la philosophie comporte nécessairement une part « ésotérique » mais qu’elle ne vit que par une incursion « exotérique » qui déborde du champ de la rhétorique en direction de questions vitales, celles de l’économie, de l’éthique autant que de la mort, de l’âme des animaux, des végétaux… Il n’y a pas de philosophie qui ne prenne la forme d’une affection, d’une perception qui redoublent les conceptions -concepts dont les théorisations spéciales ne prennent de portée qu’à ce prix. Il me semble que cette exigence se retrouve dans certaines expériences éditoriales, notamment celles, fort récentes, des éditions de L’éclatou encore Les petits Platons qui nous offrent des entretiens philosophiques adressés à des philosophes avertis mais dont le ton, le traitement des questions cessent d’être ésotériques pour faire résonner, dans l’espace majoré de l’opinion publique, une résistance minoritaire. Des collections en tout cas à découvrir et à encourager par une lecture autant évasive qu’étonnée.   



JCM



Les dialogues des petits Platons
auteurs déjà publiés:
-Jean-François Marquet
-Jean-Luc Nancy
-Nicolas Grimaldi

"Mon nom est personne" -Vingt mille lieues sous les mers

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« Némo » n’est pas d’emblée un nom propre. On pourrait dire de lui ce qu’évoque à notre oreille le mot « personne » pour signifier l’absence de quelqu’un. Némo se présente d’abord comme un pronom mais dont on aurait oublié le caractère pronominal. Il se mue en nom propre au moyen âge, trouvant son premier usage littéraire dans les chansons de geste où un moine-copiste, supposé ignorant, doit retranscrire le « pronom indéfini » à partir du latin nemo. Ce faisant, le copiste confond l’expression avec un « nom propre » selon une extravagance tout borgésienne. Par cette erreur, les manuscrits anciens s’ouvrent à un tissu d’aventures aux généalogies aberrantes. « Némo » vaut comme la coquille d’une traduction. Il passe du récit d’origine en une version effaçant définitivement le tracé de son déplacement (avec tous les signes qui nous permettraient de retrouver l’original au sein de la copie). Il ne s’agit donc pas d’un transport métaphorique plutôt que d’un glissement sémantique devenu inaudible. Némo apparait ainsi comme un personnage singulier -la longue histoire d’un oubli- ressuscité sous la plume de Jules Verne et dont la singularité sera précisément de se soustraire à sa provenance.
Le capitaine Némo est conduit par une fuite perpétuelle qui ne revient à aucun point de départ. Nous ne savons absolument rien de sa vie, de sa naissance. Aucune biographie de Némo ne saurait être entreprise. Il est sans mémoire et sans avenir. Sa présence est compromise par une sorte d’impossibilité à rester en place. Il erre dans les couloirs spiralés du Nautilus, endossant la figure fantomatique du retrait. Ne restent, de sa mince biographie, que des traces laissées par des coupures de presse : des portraits de lui en compagnie peut-être de sa femme, avec d’autres êtres dont nous ne pouvons pas deviner le rapport au capitaine Némo. Dans cette déambulation sans fin, on le sent parcouru d’une onde musicale et on ne devine sa présence le plus souvent qu’à travers une cloison. C’est le son de son orgue qui le manifeste, toujours suivant une forme indirecte et selon des prises différées. Il ne s’exprime jamais au présent sans une distraction essentielle lorsque, après une longue absence, il refait soudainement surface. Il est lui-même un être amphibie, une espèce d’hologramme dont on perçoit rarement la trajectoire de sorte qu’à la fin le Nautilus, délaissé, évolue au hasard de son invisibilité. Voilà qui nous fera donc penser à un nom perdu dans l’histoire, sans généalogie, mais qui dans sa distraction mobilise des savoirs nouveaux, voire une forme de savoir absolu qui le détache de tout intérêt, en rupture avec son temps.
Cette figure du savoir avait été pressentie par Hegel lorsque le travail de la raison « plante sur tous les sommets et dans toutes les profondeurs le signe de la souveraineté » (PH.E, p. 184). On y verra se déployer un être pour lequel le réel est entièrement rationnel, non sans que ce savoir le plonge dans la solitude et la tristesse. Hegel pressent cet isolement de la raison dans la figure d’une certaine détresse : « Même si la raison fouille et remue les entrailles des choses et leur ouvre toutes les veines, pour pouvoir en laisser jaillir sa propre rencontre, elle ne parviendra pas à ce bonheur : il faut qu’elle soit au préalable achevée chez elle-même pour pouvoir éprouver et connaître ensuite son achèvement » (Ibid.). Et c’est là, fort précisément, une autonomie qui manque à Némo, conscience malheureuse, enfoncée dans un isolement sous plus de vingt mille brasses d’eau. En effet, dans cette retraite ne surgit nul accomplissement. Némo sombre dans une forme de mélancolie dont la lucidité intellectuelle ne mène à rien, au désespoir d’une existence en fuite mais sans but, avec la capacité minutieuse de détailler l’œil rétractile de l’escargot de mer au travers d’une technique vaine, démesurée, sans se fonder sur aucune finalité précise. Némo ressent dans son savoir une chose essentielle, qu’ « il n’est pour rien » et qu’aucun Dieu ne nous offrira sa place laissée vacante.
De Némo, avant même le nihilisme qui semble le motiver, avant la rage de détruire et nier les valeurs de l’occident –incarnées par la toute puissance maritime de l’Angleterre- et dont le Nautilus réalise l’engin démonique en mesure de lui résister, on sent progressivement que le harpon se retourne sur celui qui le jette, détruit par la cause finalement sans cause qu’il se donnait l’illusion de poursuivre. Très rapidement « Némo » se trouve rattrapé par l’absence de toute «Mnémo»-graphie. Son nom est personne. L’étymologie latine du pronom revient hanter ses gestes et les confine à une existence spectrale, fantomatique, faisant revenir seulement « le rien » puisque tout en lui est oubli. De son origine, on ressentira qu’elle se tisse de plusieurs origines, posée hors d’elle-même selon une fuite en avant, sans commencement ni fin. Tantôt polonais, tantôt indien, il ne s’est fixé en aucune langue connue de ceux qui vont l’accompagner en un périple immotivé.

Etrange roman que ce livre de Jule Verne…

"Vingt mille lieues sous les mers", je l’ai lu trop jeune et viens de le relire pour l’occasion, comprenant ce qui m’avait empêché de le gouter pleinement dans l’enfance. On y sent bien l’impossibilité de s’identifier à un personnage tant ils partent à la dérive et fuient le lecteur lui-même au travers d’une espèce de devenir impersonnel qui n’offre nulle accroche. Constamment, le regard se perd et le Nautilus lève ses volets métalliques pour détourner l’attention vers le fond marin. La grandeur de ce roman tient précisément à la façon dont l’impersonnalité de Némo sera compensée par un imperceptible glissement du fond. C’est le fond lui-même qui remonte à la surface et devient un personnage de roman, prenant épaisseur et consistance dans l’étrange style de Jules Verne. Je voudrais revenir un instant sur les procédés descriptifs qui se déclinent selon d’inépuisables variations nous entraînant sous plus de mille pages vers le déroulement d’incroyables listes, d’innommables bestiaires à donner le vertige.
Lisez, et vous verrez bien, d’abord mal, puis de plus en plus par mots cinématiques…
On dirait d’abord une encyclopédie chinoise, une rubrique où coexistent des êtres qui n’appartiennent jamais à la même catégorie. Drôle de langue, faite de classifications qui se chevauchent de manière non-générique, échevelées par des espèces, des sous-espèces et des embranchements à défier toute raison ou toute mémoire. Une folie de la taxinomie s’empare du professeur Aronnax et de son valet, psycho-maniaque, véritable machine à engranger des nomenclatures sans les comprendre (on devrait l’appeler Mnémo, figure inverse de Némo). Mais sous cette folie de la classification dont on sent qu’aucune classe suprême ne vient coiffer la prolifération océanique, court une poésie tout à fait inattendue issue de la répétition, de la fascination hypnotique produite par l’énumération sauvage et chaotique des noms. Si l’électricité règne en énergie absolue dans l’organisation du Nautilus, on en dira de même du style des expressions soumises à des raccords électriques. Une onomastique délirante de la Création qui conduit le lecteur vers la variété des courants et le glissement liquide des êtres devenus polymorphes. « Némo » comme pronom indéfini est l’axe de ce glissement sémantique en lequel le regard retrouve les poissons et les coraux, les mollusques et les crustacés, les roches et les sédiments vivants dans un universel ballet aquatique.
Comment rendre, devant l’œil, l’image de ce qu’on ne pourrait pas même imaginer au XIXe siècle, les paysages du fond marin, les incroyables couleurs mêlées ? A ce défaut d’image, à ce défaut de couleurs photographiques se superpose le papillonnement des mots. L’énumération de plus en plus folle, suspend des grains, des flocons nominaux dans un bain liquide. Nul besoin de les comprendre, ils s’incarnent là où ils voltigent, tantôt lourds, tantôt plus légers, perdant la fonction de dénotation au profit de la connotation.
Les mots se font ballet de non-sens, tourbillon sensible, reflet d’écailles qui s’alourdissent et s’agglutinent au point de se muer en choses : un photogramme argentique qui doit à la littérature sa révélation et son développement. Toutes les listes proliférantes sont, à la lecture, comme le négatif en lequel l’imagination puise des grains qu’elle assemble par bancs, nuées, meutes quand l’accumulation des noms vaut comme un agencement des espèces. Alors les mots charrient un poids, une densité, une force de gravitation capables d’assembler des particules sonores, d’engrammer les atomes syllabiques en des molécules plus denses inscrivant ce grammage spécifique jusque sur les couverts de l'équipage, jusqu’à l’argenterie du Nautilus.
L’emblème que le capitaine Némo fait graver sur ses effets personnels résume cette folle association par un «N» devenu éclair, avec le sentiment de l’instantané qui prend pouvoir sur toute chose. Mais tout se relance par une singularité ornementale laissant lire l'épigraphe suivante : « Mobilis in mobili ».

J.-Cl. Martin

L'Alien ou la quatrième dimension du capital / Peter Szendy

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1.

I’m a stranger here myself.

          Tels sont les mots de Ripley (Sigourney Weaver), telle est son ultime réplique qui, dans la version director’s cut, clôt le dernier volet de la tétralogie d’Alien.Réalisé par Jean-Pierre Jeunet en 1997, Alien Resurrection s’achève sur cette phrase prononcée devant les ruines de Paris, d’où émerge — seul monument reconnaissable — une tour Eiffel étêtée.

          « Je suis moi-même une étrangère ici » : c’est une chute — voulue par le réalisateur et d’abord remplacée par une fin alternative avant d’être restaurée — qui ne manque pas d’évoquer certains épisodes de la série télévisée La Quatrième dimension (The Twilight Zone). Où — nous y viendrons — le retour sur Terre et le clonage à l’identique constituent paradoxalement ce qu’il peut y avoir de plus « xénomorphe » dans la perspective d’une aliénation radicale — ou mieux : d’une déterrianisation qui retombe ici même, ici-bas.

          Slavoj Žižek, dans l’une des pages qu’il a pu consacrer à Alien Resurrection (car il y en a plusieurs, clones textuels plus ou moins développés les uns des autres [1]), parle de « deux moments proprement sublimes » dans le sequel de Jeunet. Le premier, c’est la séquence où Ripley, elle-même ressuscitée par clonage au début du film, « entre dans le laboratoire où sont exposées les sept précédentes tentatives avortées de la cloner », pour s’y retrouver face à face avec « les versions ontologiquement ratées et défectives d’elle-même »,et notamment avec sa variante « presque réussie », ayant le même visage mais des membres difformes qui ressemblent à ceux de la « Chose » (the Alien Thing). Ripley explose de rage et met le feu à tous ses doubles. Le second passage (« peut-être le plan de toute la série », aux yeux de Žižek), c’est celui où Ripley est happée, absorbée dans l’une des créatures xénomorphes (la Reine, immense), « engloutie dans la labilité même de l’être organique qu’elle avait auparavant tenté de consumer par le feu [2] ». Dans ces deux passages, ce qui est en jeu pour Žižek, en définitive, c’est « le Capital », en tant qu’il « parasite et exploite la pure pulsion de la Vie » (Capital parasitizes and exploits the pure drive of Life).

         Le clonage, en un mot, ce serait la Vie tout court (pure Life), devenue « une catégorie du capitalisme » (a category of capitalism).

         La lecture de Žižek est simple, forte, juste. Elle laisse toutefois de côté la dimension proprement extraterrestreou exraterrienne qui passe entre le clone et son original — ou son clone de clone — pour les (in)différencier. Elle ne dit rien de ce que Lyotard, en 1989, pouvaitformuler ainsi [3] : « la perspective générale du développement technoscientifique […] vise à l’émigration de l’humanité hors de la Terre ». Ce propos de Lyotard ne surgit d’ailleurs pas de nulle part. On pourrait en trouver les prémisses par exemple chez Hannah Arendt, lorsqu’elle cite à plusieurs reprises, dans L’Impérialisme, cette formule de Cecil Rhodes, gouverneur britannique en Afrique du Sud à la fin du dix-neuvième siècle : « L’expansion, tout est là… Si je le pouvais, j’annexerais les planètes » (Expansion is everything… I would annex the planets if I could). Et l’on pourrait y accorder aussi cette formule de Deleuze et Guattari parlant du capitalisme « comme s[’il] chevauchait un vecteur qui l’envoyait dans la lune [4] ».

         Comme on le verra, aller chercher la différence indifférante du clone dans l’espace extraterrien, ce n’est pas risquer de perdre les enjeux économico-politiques du clonage sur Terre, en les diluant dans quelque exotisme science-fictionnel, dans une exobiologie cosmicomique de pacotille. C’est au contraire, peut-être, s’approcher de la portée ontologique du capitalisme, en prenant la mesure — immense, immensurable — de ce que la reproduction clonée veut dire.




2.

Pour tenter de cerner l’extraterrianité du clone (son caractère intrinsèquement ou structurellement extraterrestre, son extraplanétarité qui est loin d’être simplement accidentelle, due à la fantaisie arbitraire de tel scénariste de science-fiction), il faut d’abord poser à nouveaux frais la question : Qu’est-ce qu’un alien ? Pourquoi est-ce que l’alien nous intéresse, en quoi est-ce qu’il pourrait promettre une stratégie de pensée permettant de reposer, voire de réinventer la vieille question du cosmopolitisme (qui converge sans doute avec celle du Capital), cette question si usée qu’elle nous fait ou bien sourire avec condescendance, ou bien bâiller d’ennui ? Autrement dit : qu’est-ce que le motif de la vie extraterrestre — ou « ultra-terrestre », comme disait Auguste Blanqui dans son étonnant ouvrage intitulé L’Eternité par les astres, qu’il nous faudra lire [5]— pourrait bien réserver comme ressources pour repenser l’enjeu cosmopolitique aujourd’hui, à l’ère du capitalisme généralisé ?

          A la question : qu’est-ce que l’alien ?, on est tenté de répondre que c’est le tout-autre. Mais, en se souvenant du bref passage que Kant consacre dans son Anthropologie aux « êtres raisonnables non terrestres », il faut préciser aussitôt que ce tout-autre n’est ni animal ni divin [6]. Certes, comme je l’ai montré dans Kant chez les extraterrestres, il y a, parmi les nombreuses allusions aux habitants des autres mondes qui jalonnent l’œuvre kantien, des pages où les formes de vie extraterrienne semblent devoir s’échelonner en une hiérarchie allant de l’animalité à la (quasi-)divinité — de la corporéité dénuée de raison au pur esprit, le Terrien étant quelque part au milieu (c’est ce qu’on peut lire dans la Théorie du ciel de 1755). Mais tel n’est pas le cas, précisément, à la fin de l’Anthropologie, lorsque Kant écrit que l’humanité est impossible à définir, que « nous ne pouvons […] en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables non terrestres nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser [l]es êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général ». Dans cette comparaisonoù le terme comparant, introuvable, fuit le long d’une ligne qui n’est pas verticale (selon l’axe animal-divin, axe de l’homo erectus et de son élévation) mais horizontale à perte de vue (les « êtres raisonnables non terrestres » sont comme nous, doués de raison, mais ailleurs), bref, dans cette comparaison sans comparant localisable,il y a l’ouverture d’une dimension proprement cosmopolitique, accordée à l’idée d’une expansion sans fin dans le cosmos. Telle était la perspective kantienne (celle d’un Kant un peu mutant, certes, en voie de xénomorphose nietzschéenne peut-être) qui m’avait conduit à suggérer que c’était depuis une cosmopolitique nous arrachant à la Terre qu’il fallait penser la cosmétique du sensible à l’époque de la mondialisation satellitaire [7].

        Je voudrais ici aller un peu plus loin sur cette voie qui nous emporte vers ce que Carl Schmitt appelait quant à lui le « supraplanétaire » (Über-Planetarische [8]).




3.
Parmi les premiers épisodes de la fameuse série télévisée lancée en 1959, La Quatrième dimension (The Twilight Zone), il en est un qui pourrait servir d’exergue au voyage interplanétaire que nous avons commencé à entreprendre. Il s’intitule : People Are Alike All Over (Les Gens sont partout pareils, diffusé le 25 mars 1960).
        Les deux protagonistes, Samuel Conrad et Warren Marcusson, sont sur le point d’embarquer dans un vaisseau spatial qui les portera sur Mars. Ils attendent, derrière une grille, près de la rampe de lancement. Ils regardent la fusée qui les attend. Marcusson s’étonne : « C’est une étrange manière de passer la dernière soirée », dit-il, en songeant à leurs ultimes heures sur terre, qu’ils devraient plutôt mettre à profit pour jouir de leur planète. Quant à Samuel, il a peur du voyage : « Je suis effrayé de ce que nous trouverons là-haut », confie-t-il. Certes, lui répond l’autre :
         « L’inconnu, certes ; la solitude, le silence, ça ferait peur à n’importe qui. Mais j’ai une philosophie à propos des gens. Je veux dire tous les gens, Sam. Ils sont pareils partout. »
C’est cette philosophy,comme dit Warren, que nous nous apprêtons à interroger. Ou plutôt : c’est elle qui va nous interroger. Nous les Terriens, nous les humains. 
Le vaisseau spatial de Samuel et Warren s’écrase sur Mars. Et Warren meurt des suites de l’accident. Samuel, dans un premier temps, n’ose pas sortir. Mais, après la pause publicitaire en forme de cliffhanger qui interrompt l’épisode en nous laissant suspendus au devenir de Samuel, face au sas d’entrée qui vient de s’ouvrir sur l’inconnu, on est comme lui rassuré de l’accueil de ces Martiens tant redoutés, qui sont exactement comme vous et moi. Samuel, qui n’en croit pas ses yeux, s’exclame : You’re people. C’est-à-dire : « Vous êtes des gens » (et non « des humains », comme le disent les sous-titres de la version française) ; « vous êtes exactement comme je suis ».
         L’hospitalité martienne est telle que Samuel se voit offrir un logis en tout point semblable à celui qu’il aurait pu avoir sur la planète Terre. Il s’y sent bien, il a l’intention de rester un peu, le temps d’en savoir plus sur ce peuple (people) étrangement semblable aux peuples terriens, le temps de les questionner un peu. Il sirote un scotch, fume une cigarette. Mais il s’aperçoit tout d’un coup qu’il ne peut sortir de sa demeure martienne. Portes closes, pas de fenêtres. Jusqu’à ce que les parois de sa prison s’ouvrent : c’est alors qu’il se voit lui-même vu, observé. Il est un terrien en cage ; comme au début de l’épisode, lorsqu’il regardait la fusée avec Warren derrière des grillages, il est enfermé. « Pourquoi me regardez-vous comme ça ? », lance-t-il à ses spectateurs. Avant de découvrir l’écriteau qui est en quelque sorte sa légende : Earth Creature in his Native Habitat, « créature terrienne dans son habitat d’origine ».
         Gros plan sur le visage de Samuel. Sur ses yeux. Puis, par un effet de champ-contrechamp, sur ceux de la belle martienne, Teenya, qui finit par s’enfuir, ne pouvant soutenir cet insoutenable face-à-face, les yeux de l’un dans les yeux de l’autre. Du tout autre, si terriblement semblable. Samuel se met à crier : « Marcusson, tu avais raison ! Tu avais raison. Les gens sont pareils. Les gens sont pareils partout (people are alike everywhere). »
         Rod Serling, le créateur de la série, avait l’habitude, à la fin de chaque épisode, de présenter brièvement le suivant. Pour celui-ci, il annonçait :

« La semaine prochaine, une excursion sur Mars… Avec deux hommes qui tentent de démontrer une thèse (a point) : la simple proposition selon laquelle les hommes (men) sont pareils partout. Et sur Mars, ils découvrent que ce n’est que du vent (whistling in the dark). Les gens (people)ne sont pas pareils. Et la semaine prochaine dans La Quatrième dimension vous découvrirez pourquoi. J’espère que vous serez avec nous. Merci et bonsoir. »

Alors : sont-ils pareils ou pas pareils ? Et s’agit-il d’humains (men) ou de gens (people) ?
Pour un épisode antérieur de cette même première saison, Rod Serling donnait le rendez-vous suivant :
« La semaine prochaine, nous vous donnerons un cours d’astronomie. Mais le genre de cours que l’on ne donne pas à l’école… C’est une histoire qui a lieu la veille de l’Apocalypse. Nous espérons que vous nous rejoindrez dans La Quatrième dimension. Merci et bonsoir. »

L’épisode en question s’intitule Third From The Sun (Troisième à partir du soleil, diffusé le 8 janvier 1960).Bill Sterker (un scientifique qui travaille au développement de la bombe atomique) et son collègue Jerry ont décidé de fuir la Terre, avec leurs proches, juste avant que ne soit déclenchée la troisième guerre mondiale. Une guerre dévastatrice, comme le prédit le supérieur hiérarchique de Sterker tout au début, tandis qu’il demande à son employé de ne pas éteindre son allumette. Hold the light, lui dit-il en anglais, « gardez le feu », comme s’il parlait de l’amorce ou de la mèche du conflit planétaire désormais inexorablement engagé. Et de fait, après avoir allumé sa cigarette, il enchaîne :


« C’est en train d’arriver, mon gars, c’est vraiment en train d’arriver. Et ça va être un gros truc. Pendant que nous bavardons, je parie que les militaires se préparent. Je parie qu’ils ont tout planifié. On parle de quarante-huit heures… Quarante-huit heures… Et voilà l’ennemi dégagé. Éliminé, fini. »


Sterker tente de donner voix à un doute : « Mais que feront-ils entre-temps ? » Ils riposteront, bien sûr, et ce sera l’Apocalypse.

Aussi, sans rien dire, en cachette, Sterker tentera-t-il de quitter la planète à bord d’un vaisseau spatial volé. Après une longue attente, et malgré les obstacles qui s’accumulent tandis que le temps est compté, Sterker, Jerry et leurs proches réussissent à gagner le vaisseau et à décoller pour une planète inconnue qui les attend. Où, pensent-ils, dit-on, les habitants parlent un langage « peu différent du nôtre ». Cette étoile, c’est le seul espoir de ces émigrants interplanétaires, de ces réfugiés galactiques. Cette étoile, dit Jerry tandis que les futurs demandeurs d’asile interstellaires s’en approchent, « c’est la troisième planète à partir du soleil » : « Elle s’appelle… Terre. »

Comme Ripley à la fin de la tétralogie d’Alien, ce n’est qu’au bout de son voyage interplanétaire que Jerry, lui aussi, devient a stranger here, un étranger ici-bas.




4.

Il faut tenir compte du fait que, à l’instar de la tétralogie d’Alien, il s’agit, avec La Quatrième dimension, d’une série (au sens le plus général du terme, incluant donc aussi ce qu’on appelle couramment une franchise). Les deux épisodes que nous avons suivis — il ne tardera pas à y en avoir d’autres — s’inscrivent en effet dans une sérialité qui n’est pas hétérogène à la question dont nous tentons de nous approcher, à savoir l’extraterrianité qui (in)différencie le clone, qui en fait l’alien par excellence. Autrement dit : il nous faut essayer de comprendre pourquoi, dès lors que l’on horizontalise (comme Kant a commencé de le faire) la dimension cosmopolitique, on l’inscrit dans l’horizon à perte de vue d’une récurrence sérielle.

Poursuivons donc, en nous laissant emporter par cette sérialité qui précisément nous appelle à penser, en épousant le mouvement anthologique (et hantologique) que La Quatrième dimension nous propose [9]. Laissons cette série déployer, avec le rythme itératif qui la caractérise, son caractère proprement sériel.

Dans l’épisode intitulé Death Ship (diffusé le 7 février 1963 et fondé sur un scénario de Richard Matheson), un vaisseau spatial survole une planète inconnue dans une galaxie lointaine. Venu depuis la Terre surpeuplée, il est à la recherche d’un astre susceptible d’être colonisé. Après avoir entraperçu un miroitement, l’équipage fait atterrir le vaisseau et se retrouve face à la source du reflet lumineux : un autre vaisseau qui, à part les dommages qu’il semble avoir subis en s’écrasant, paraît en tout point identique. Les trois hommes entrent avec prudence dans la carcasse et découvrent, stupéfaits, une cabine égale à la leur, avec trois corps inertes qui ne sont autres que… les leurs. Risqueront-ils, dès lors, de « dupliquer » (duplicating) ce vaisseau de la mort (death ship), c’est-à-dire de devenir eux-mêmes les cadavres que leurs doubles sont déjà ? Ils sont bel et bien morts, apprendra-t-on à la fin par la voix off qui clôt l’épisode, mais « les mouvements qu’ils font et les mots qu’ils disent ont tous été faits et dits d’innombrables fois auparavant, et seront faits et dits d’innombrables fois encore, peut-être même jusque dans l’éternité ».

Bref, tout recommence, la sérialité s’annonce infinie, comme on peut le vérifier aussi dans d’autres épisodes, encore et encore, qui auront précédé ou suivi celui-ci.

          Ainsi, dans Will the Real Martian Please Stand Up ? (diffusé le 26 mai 1961), deux state troopers découvrent des traces dans la neige qui partent du site où un objet volant non identifié aurait pu atterrir. Ils les suivent et se retrouvent dans un petit diner où l’un des sept clients est vraisemblablement la créature extraterrestre recherchée. Mais il n’y a apparemment que des humains et les tentatives d’identifier l’alien restent infructueuses. Les clients repartent avec le bus par lequel ils sont arrivés. L’un d’entre eux, toutefois, revient et annonce flegmatiquement au tenancier que les autres sont morts, ainsi que les policiers, dans un accident dû à la chute d’un pont. Il s’assied au comptoir, commande un café et, pour allumer sa cigarette, sort une troisième main. D’une main il fume, de l’autre il boit, de la troisième il tient le paquet de cigarettes sur le comptoir. Il vient de Mars, dit-il, pour coloniser la Terre. Et sa seule différence visible, c’est donc la multiplication du même : trois bras plutôt que deux.

Mais voici — ultime rebondissement — que le tenancier lui-même déclare venir de Vénus et avoir les mêmes intentions colonisatrices. Et lorsqu’il enlève sa toque de cuisinier, c’est un troisième œil sur son front qu’il montre comme étant sa marque différentielle à lui. You’ll see how we differ, dit-il, « vous allez voir en quoi nous sommes différents » : sa différence donnée à voir, c’est la multiplication à l’identique de l’organe même de la vue.

         Tout se répète, encore une fois, la répétition (in)différante semble devoir se généraliser jusque dans l’infra-individuel, jusque dans les membres et parties qui composent l’organisme individué.

(In)différance sans limites qui passe, encore une fois, par l’espace extraterrestre infini.




5.

On pourrait, on voudrait continuer, d’épisode en épisode, de clonage en clonage. Et ce qu’on finirait par voir apparaître, comme raison de cette série, ce serait quelque chose comme une cosmologie à la Blanqui, telle qu’on peut la lire dans L’Eternité par les astres (p. 73-74) :


« Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutessemblables. […] C’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau. Les curieux de vie ultra-terrestre pourront cependant sourire à une conclusion mathématique qui leur octroie, non pas seulement l’immortalité, mais l’éternité ? Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. »


          Lorsque Walter Benjamin, au moment où il travaillait à son Livre des passages, découvrit ce texte, il y vit une préfiguration de « l’idée du retour éternel des choses dix ans avant Zarathoustra ; de façon à peine moins pathétique, et avec une extrême puissance d’hallucination [10] ». Une idée qui, comme le notait Benjamin dans l’un des fragments appelés à rejoindre son Livre, « fait de l’événement historique lui-même un article de masse » (ibid., p. 429 : der Gedanke der ewigen Wiederkunft macht das historische Geschehen selbst zum Massenartikel).

          A suivre Blanqui et Benjamin (Blanqui lu par Benjamin), le monde de L’Eternité par les astres, comme celui que peuplent les aliens clonés, est exactement le même que l’univers capitalistique de la consommation de masse mis en scène dans l’un des plus remarquables épisodes de La Quatrième dimension, intitulé The After Hours (diffusé le 10 juin 1960) : le dernier étage d’un grand magasin — un étage fantôme d’où les mannequins sortent pour s’incarner provisoirement en hommes, avant de regagner cette réserve qu’ils habitent —, cet étage supplémentaire constitue un niveau surnuméraire, un surplus qui joue le même rôle que l’espace extraplanétaire.

          L’univers, dans son expansion, est-il donc un supermarché ?

          Je laisserai résonner cette question, suspendue, comme notre héritage cosmopolitique le plus brûlant. Mais avant de la déposer ainsi au seuil d’une pensée à venir, quelques mots et quelques images encore. Car la série, en attendant, continue.

          Dans un épisode de la deuxième saison de The Twilight Zone, intitulé A Most Unusual Camera (diffusé le 16 décembre 1960),c’est le film, c’est le médium filmique lui-même qui apparaît comme ayant la structure d’une sérialité minimale et inchoative : 1 + 1 (+ 1…). Chester et Paula Diedrich vivent de cambriolage et, parmi les objets qui constituent leur dernier butin, il y a un vieil appareil photo qui ne vaut rien. Impossible d’en ouvrir le boîtier, sur lequel on lit, dans une « drôle de langue étrangère » (crazy foreign writing), l’inscription suivante en français : « Dix à la propriétaire ». On en apprendra le sens plus tard : chaque propriétaire de cette étrange camerane pourra prendre que dix photos, chacun de ces clichés étant l’image de ce qui lui arrivera cinq minutes plus tard. Après un moment de stupéfaction et de peur, les trois voleurs (le frère de Paula les a rejoints entre-temps) se demandent comment exploiter cette étrange machine. Ils ne peuvent rien en faire, pensent-ils, ils n’y a rien en tirer. Chester songe alors un instant à en faire cadeau à l’humanité — comme ça, pour rien, en guise de pur don désinteressé. Mais en voyant les courses du tiercé à la télévision, Chester a l’idée que, grâce à l’appareil, ils pourront systématiquement remporter les paris. Très vite, toutefois, les gains font place au pire : l’avenir capturé par l’appareil n’est autre que celui, auto-prophétique, de la mort des trois personnages — et même d’un quatrième : le valet de chambre de l’hôtel qui aura tenté de s’approprier de cette peau de chagrin en forme de pellicule filmique.

Ce que cet épisode a de remarquable, c’est qu’il inscrit dans la temporalité même de l’image son bouclage infini sur soi, tout en en faisant explicitement une question marchande ou capitalistique. Tout se passe comme si le temps sériel de la série télévisée devenait ici une incessante avance sur soi, c’est-à-dire aussi un retard. En un mot : une promesse ou une dette qui n’arrête pas de s’ouvrir dans le clonage du temps qui passe, pour mieux se combler en se relançant.




6.

La dette infiniment reproduite : telle est la religion du capitalisme, tel est son culte « sans trêve ni merci », disait en substance Benjamin dans un fragment posthume de 1921 intitulé Le Capitalisme comme religion, dont on est loin d’avoir mesuré la portée [11]. Comme dans les matériaux du Livre des passages, Benjamin, dans ce texte saisissant, semble voir en Nietzsche — plus exactement : dans le surhomme de Nietzsche — « le premier qui, en la reconnaissant, commence à accomplir la religion capitaliste » (der erste der die kapitalistische Religion erkennend zu erfüllen beginnt). Préfigurant ainsi certaines lectures récentes de Nietzsche [12], Benjamin ajoute : « ce passage de la planète-homme, à travers la maison de la désolation et dans l’absolue solitude de sa trajectoire, est l’ethos qui caractérise Nietzsche » (dieser Durchgang des Planeten Mensch durch das Haus der Verzweiflung in der absoluten Einsamkeit seiner Bahn ist das Ethos das Nietzsche bestimmt).

         La clairvoyance de ces mots visionnaires reste à penser. Pour s’y préparer, il faudra se souvenir aussi d’un autre fragment posthume. Il nous est légué par Nietzsche lui-même, cette fois, et ses résonances avec un cosmopolitisme kantien étrangement xénomorphe ne devraient plus nous échapper maintenant. Je le traduis ou transcris du mieux que je peux, en guise de points de suspension et en attendant d’autres épisodes à venir [13] :


« Sur la morale. Nous nous comportons conformément à l’ordre hiérarchique auquel nous appartenons (der Rangordnung gemäß, zu der wir gehören), même si nous ne le savons pas, et pouvons encore moins le démontrer à d’autres.L’impératif : “comporte-toi conformément à l’ordre hiérarchique auquel tu appartiens”, n’a aucun sens (ist unsinnig). Car nous devrions connaître 1) nous-mêmes, ainsi que 2) cet ordre (jene Ordnung), ce qui n’est pas le cas — et 3) parce qu’il est inutile d’enjoindre quelque chose qui se produit de toute façon.Ordre hiérarchique :non seulement par rapport à nos prochains (nicht nur zu unseren Nächsten), mais aussi, le cas échéant, par rapport à la postérité, ainsi que par rapport aux habitants d’autres planètes (zur Nachwelt, ebenso zu den Bewohnern anderer Sterne) ; car nous ne savons pas s’il y a là quelqu’un qui nous compare avec eux (denn wir wissen nicht, ob jemand da ist, der uns mit ihnen vergleicht). »


          Où serait-il donc, ce là (da) dont parle Nietzsche ?

          Là, le là de cette comparaison cosmopolitique et capitalistique sans comparant que nous sommes, c’est chaque fois là où quelque Ripley peut dire, ici même et en ce moment : I’m a stranger here myself.



     Peter Szendy




[1]. Je me réfère à « Neighbors and Other Monsters : 
A Plea for Ethical Violence », dans Slavoj Žižek, Eric Santner et Kenneth Reinhard, Neighbor. Three Inquiries in Political Theology, The University of Chicago Press, 2005, p. 168-169. On trouve, du même passage, une sorte de clonage amputé notamment dans Slavoj Žižek, The Parallax View, MIT Press, 2006, p. 118.

[2]. Žižek cite ici l’ouvrage de Stephen Mulhall, On Film, dont Elie During (« Comment faire muter un alien ? », strassdelaphilosophie.blogspot.fr, 13 juillet 2013) a donné une belle lecture, qui croise en plusieurs points les hypothèses que je m’apprête à développer. Notamment lorsqu’il écrit : « L’autre habite une quatrième dimension tangente en chaque point, il peut vous toucher à tout instant ».

[3]. Jean-François Lyotard, « Oikos », dans Oekologie im Endspiel, Fink Verlag, Munich, 1989 ; repris dans Jean-François Lyotard, Political Writings, UCL Press, 1993, p. 106 (le texte original de cette conférence fut rédigé en anglais). On trouve un argument semblable dans la fable de l’extinction du Soleil qui constitue le premier chapitre (« Si l’on peut penser sans corps ») de L’Inhumain. Causeries sur le temps (Galilée, 1988, notamment p. 20).

[4]Cf. Hannah Arendt, « Imperialism », dans The Origins of Totalitarianism, Harcourt, 1994, p. 142-144 (traduction française de Martine Leiris, L’Impérialisme, Seuil, coll. « Points », 1997, p. 41-44). La formule de Deleuze et Guattari se trouve dans Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 568.

[5]. Auguste Blanqui, L’Eternité par les astres. Hypothèse astronomique, Paris, Librairie Germer Baillière, 1872, p. 74. L’ouvrage fut rédigé durant les six mois que dura la captivité de Blanqui au Fort du Taureau (en Bretagne, au large de Morlaix), de mai à novembre 1871.

[6]. Sur ce que j’ai pu appeler l’« aliénologie » kantienne, cf. Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Minuit, 2011. Le passage auquel je fais allusion se trouve dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, traduction française de Alain Renaut, Garnier-Flammarion, 1993, p. 309.

[7]. C’est pourquoi j’ai proposé le terme de cosmétopolitique (cf. « Que reste-t-il du cosmopolitisme ? », postface à Kant in the Land of the Extraterrestrials, traduction anglaise de William Bishop, Fordham University Press, 2013).

[8]Cf. sa « Théorie du partisan », dans La Notion de politique, traduction française de Marie-Louise Steinhauser, Flammarion, coll. « Champs », 1992, p. 288-289.

[9]The Twilight Zone, on le sait, a la forme de ce qu’il est convenu d’appeler anthology series, à savoir une série dont les épisodes sont narrativement déliés quoique déclinant une thématique commune. J’emprunte le terme d’hantologie à Jacques Derrida dans ses Spectres de Marx (Galilée, 1993, p. 31) : « Répétition et première fois, voilà peut-être la question de l’événement comme question du fantôme […]. Y a-t-il là, entre la chose même et son simulacre, une opposition qui tienne ? […] Appelons cela une hantologie. Cette logique de la hantise [serait] plus ample et plus puissante qu’une ontologie ou qu’une pensée de l’être… »

[10]. Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », dans Gesammelte Schriften, V, 1, Suhrkamp Taschenbuch, 1991, p. 75. Sur Benjamin et Blanqui, cf. les remarquables analyses de Susan Buck-Morss dans The Dialectics of Seeing. Benjamin’s Arcades, MIT Press, 1991, p. 106-107 et passim.

[11]. Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », dans Gesammelte Schriften, VI, Suhrkamp Taschenbuch, 1991, p. 100 sq. J’ai proposé une première et toute provisoire lecture de ce fragment dans « This is it (The King of Pop) », Pop filosofia, textes réunis par Simone Regazzoni, Il Melangolo, 2010, p. 142-161 (repris dans Hits. Philosophy in the Jukebox, traduction anglaise de William Bishop, Fordham University Press, 2012).

[12]Cf. notamment le remarquable ouvrage de Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Editions Amsterdam, 2011.

[13]. Friedrich Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, sous la direction de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, VII, 3 : Nachgelassen Fragmente. Herbst 1884-Herbst 1885, Walter de Gruyter, 1974, p. 368 (août-septembre 1885, 40 [18]).

Malebranche et Deleuze

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Je n'ai jamais été aussi proche de Deleuze que dans l'écart qui en trace les variations. Il s'agit d'une forme d'excursus qui est à Deleuze ce que Malebranche pourrait être à Descartes, avec une visée tout en modulation, une réinvention sur certains points occasionnels où sa pensée se relance et trouve une jetée inespérée. La cause occasionnelle est un concept absolument malebranchiste (quel nom arborescent!) qui arrache à la physique des cris, ceux d'un Dieu parti à la rencontre du vide.

Il ne s'agit ni de causes efficientes, ni de causes finales, ni même matérielles ou formelles mais d'occurrences vides pour comprendre la moindre rencontre. L'occasion est une rencontre, quelque chose comme un événement qui intègre la contingence dans l'économie d'une étendue intelligible. Sauf que Malebranche l'aborde de façon encore négative... Imaginez que vous ne puissiez soulever le moindre fétu de paille rencontré sans le concours de la volonté de Dieu, l'espace intelligible de son ouverture, de son orientation, de ses points cardinaux divins. Imaginez encore le soulèvement d'un projectile par le vent, dans la tornade qui n'aurait pas de centre, pas de périphérie et vous commencerez doucement à comprendre le vacillement du moindre phénomène, le chaos des qualités sensibles abandonnées à elles-mêmes. Il faut donc retailler un ordre. Cela ressemble au col de Malebranche dont les deux bords sont écartés, mais nouées soigneusement par des boutons qui trouvent leur trous comme spécialement dimensionnés pour eux... Autrement comment les fermer?

Jeter une pièce de monnaie en lui ôtant l'espace où elle tombe serait comme la livrer au vide qui suppose lui-même l'existence d'une fente, d'un trou dans le suite géométrique de l'étendue intelligible. Que l'objet traverse un vide supposé, cela requiert une trouée, un contour qui ne dépendent pas de moi. Moi, mes intentions ne sont que des occasions, des causes occasionnelles qui rendent possible ce jet, ce projet. La pièce de monnaie, la chose, le fétu de paille ne sont encore que des occasions qui ont besoin d'une pente, d'une gravité, d'un espacement pour les accueillir et les repérer dans une articulation entièrement soumise par Malebranche à l'entendement de Dieu.

Il n'y a donc là que des occasions: mes désirs sont des occasions, les corps des occasions qui ne peuvent entrer en correspondance, en conjonction sans ce repérage opérant qui n'est ni de moi, ni d'elles. Causes occasionnelles moins efficientes que des accidents et qui témoignent de la détresse d'une vie, du peu de puissance d'un monde s'il était abandonné par Dieu. Mais voyons ce que cela donne positivement, affirmativement. Ôtez lui Dieu et vous aurez des rencontres dans le dehors, dans le chaos désorienté des puissances les plus ténues, des potentiels les plus insipides, les plus tourmentés, les moins cardinaux qui soient. Alors se lèvent des mutismes et des bégaiements composant comme un corps sans organes. Soulever le vase rencontré n'est jamais sûr d'aboutir, se mue en une cause occasionnelle qui a perdu son efficace et sa fin. C'est presque le monde virtuel et abstrait de Deleuze, sa machine la plus brutale. C'est en tout cas en cette panne de l'intelligible que s'origine l'immonde du monde.

Alors, dans ce monde délité je me sens au plus proche de Deleuze, avant toute préférence et tout préférable. Même quand je développe des passions hégéliennes qui ne sont pas de Deleuze mais qui lui ressemblent, même quand je vais au plus dissemblable avec des ressemblances, trouvant ailleurs des matières à consumer sur le grand bûcher occasionnel du monde. Et quand je donne un livre sur Borges ou sur Derrida, c'est encore selon des nourritures Deleuziennes aussi éloignées que ne le serait le billard vert sur lequel Malebranche pouvait lancer des sphères rouges, loin du territoire de Descartes. Je ne connais que cette fidélité. Une fidélité à un auteur est une réinvention de ce qu'il dit et une occasion pour ce qu'il n'a pas tenté. La répétition d'une différence.

J. Cl. Martin

Badiou en tête-à-tête avec Malebranche

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« Malebranche est un acrobate du concept » 
Alain Badiou (p. 125)

« Cet enfant ressemblait fort au tableau sur lequel sa mère l’avait formé 
par la force de son imagination » 
Malebranche (cité p. 19)

Nous est proposée une incursion inattendue dans la pensée de Malebranche, personnage qu’on aurait du mal à compter parmi les hôtes naturels de Badiou dont on supposera pour le moins qu’il reste suffisamment étranger aux pères de l’église comme aux curés de campagne (ne serait-ce que par les quelques remarques provocatrices relatives à Lénine, Mao, Staline...). Il s’agit nous confesse Badiou –mais quel est le sens d’une confession portant sur un confesseur ?- il s’agit donc dit-il « de toute ma carrière du seul séminaire qui, du point de vue de la construction de mon système, ne m’ait servi à rien » (p. 10). A rien, vraiment ? Et que faut-il entendre par construction ? Cette déclaration n’est-elle pas au contraire à prendre très au sérieux –un peu comme une dénégation qui fournirait à Badiou l’élan d’une stratégie, d’une association politique, d’une organisation qui serait celle que Badiou lui-même, à la fin du Siècle, utilise en tant que modèle ou repoussoir ?

D’une certaine manière, ce livre est une forme de roman policier. Plaisant, élégant, instruit avec malice. J’en veux pour preuve toute la Deuxième Journée qui s’organise autour d’un dîner entre Malebranche et Arnauld chez un marquis quelconque et bien d’autres témoins poudrés, histoire de calmer le jeu tendu au sujet de « la nature » et de « la grâce » (on parlerait en langage plus contemporain de la querelle entre « expliquer » et « comprendre », «démontrer » et « interpréter », « structuralisme » et « herméneutique »). Mais ce n’est pas tout ! Outre ce dîner mondain, fort tendu, on y apprend comment Arnauld furieux détourne le manuscrit de Malebranche envoyé chez un imprimeur en Hollande auquel il rend visite, auquel il emprunte le manuscrit, s’en offusque et monte toute une cabale dont le fil diplomatique est définitivement rompu. Querelle au sujet de deux concepts qui caractérisent la pensée de Malebranche, celui de la Vision en Dieu et de l’occasionnalismequi sont comme les mobiles de l’affaire. J’ai déjà dit dans le texte précédant ce qu’il en est de l’occasionnalisme. J’en resterai donc à ce qui fait l’essentiel du propos de Badiou, celui d’un portrait de Malebranche (Badiou parlerait plus volontiers d’une figurethéologique) replacé habilement dans le siècle dont il s’extrait, siècle auquel il cherche à échapper par toute la puissance de la pensée, s’exceptant de la lourdeur de la situation qui le plombe, entre Jésuites, Jansénistes, mais également Leibniz, Arnauld, Spinoza, Bossuet, Fénelon dont les relations prennent la forme d’une véritable intrigue à l’ombre du Roi Soleil, excellemment remise en scène par le théâtre de Badiou.

Il est remarquable que, tout comme dans la philosophie de Badiou, on ait ici mises en tension, quatre procédures génériques dont évidemment les noms ne sont plus les mêmes aujourd’hui et qui se déclinaient alors entre 1/Le père, 2/ La création, 3/ Le fils, 4/ L’église -le tout composant le cadre d’une rationalité intégrale dont me semble-t-il les seuls événements seraient l’occasion et la vision en Dieu. Entre ces quatres processions se décline un véritable duel de mousquetaires dont le front trace la figure de Malebranche sous les querelles de son temps. Et ce qui est intéressant en un duel de ce genre, c’est de montrer chaque fois comment Malebranche s’en tire devant le public et la cour du XVIIe siècle, tout en découvrant ce qui finalement le perd, ce qui le coule, noyé dans l’oubli dès le XVIIIe par des lumières nouvelles. Un philosophe peut-il alors sortir de son Siècle, sortir du temps écrasé en lequel il a beau briller comme une Star sur  la scène de l’actualité mais dont nous voyons bien qu’il se laisse happer et mettre en pièces pour les mêmes raisons qui l’avaient fait connaître ?

Il faut se rappeler qu’au moment de ce séminaire, Badiou est certes déjà connu dans les milieux de la confrontation, celui des colloques et des conférences, mais qu’il n’est pas encore introduit dans l’espace publique de ce qu’il appelle ici la « masse » (p.32) à laquelle il s’adresse aujourd’hui par les sujets d'actualités qu’il traite et auxquels Malebranche également avait consenti en parlant notamment des mères en oraison perturbant, sous leur ferveur, l’accouchement et la procréation naturelle. Un philosophe donc qui se mêle aux débats publics. Mais ce constat de Badiou relativement à Malebranche, effigie de son siècle, est établi à un moment délicat dans l’itinéraire de Badiou, moment où, reconnaît-il, personne n’avait accueilli sa Théorie du Sujet -seul Deleuze ayant eu l’amabilité de lui répondre. Deleuze, alors philosophe grand public, Malebranche de son temps ? Fallait-il du coup se mettre en danger et comment affronter la « disgrâce » du milieu ? Evidemment, Badiou n’est plus aujourd’hui dans la même situation… Mais on sentira courir dans ce séminaire une réflexion minutieuse sur les conditions de la philosophie : qu’est-ce qui conduit le philosophe à la notoriété ? Quelle stratégie pour se mesurer à son époque complexe et tortueuse ? Comment expliquer la gloire immédiate de Malebranche dont le nombre des éditions se multiplie durant son vivant ? Et comment comprendre l’échec d’une œuvre qui ne connaît plus aucune réédition après sa mort, elle qui soudainement « disparait, tombe à la trappe » (p. 34) ? Et pour nous-mêmes, ceux qui sommes dans le combat philosophique, comment entrer sur le ring sans perdre le nerf de notre éternité ?


La réponse de Badiou est franchement instructive et saisissante. Il s’agit chez Malebranche malgré sa très forte mathématisation du Christianisme d’ « une espèce de foisonnement disséminé de la matière traitée (…), à la  lecture il est finalement assez difficile de savoir où se situe le véritable centre de gravité » (p. 35). « Malebranche est un des rares philosophes qui soit authentiquement un philosophe des multiplicités singulières » proliférantes et disséminantes. « Il s’affronte à quelque chose de rarissime dans la philosophie classique, à savoir la prolifération en tant que telle » (p. 40). Et c’est sans doute la raison de son insuccès à venir. Quelque chose d’audacieux qui se mesure à l’anarchie du monde. Mais portée par cette anarchie, au lieu de la couronner en un système classique, la plume se montre définitivement perdue au sein d’un édifice trop baroque. Il y a chez Malebranche une belle et audacieuse loi de l’équilibre mais qui n’intervient que dans le déséquilibre le plus strict, une espèce de rattrapage au moment dramatique de choir. Où j’ai personnellement d’ailleurs le sentiment de me retrouver (on se place forcément dans une hypothèse et Malebranche ne m'est pas indifférent non plus), une impasse apparente à laquelle au contraire Badiou aura cherché à échapper par son classicisme fortement nuancé, prenant acte à cette époque du danger de la prolifération (celle de Derrida en l’occurrence).

On comprendra donc que Malebranche n’est pas si éloigné qu’on veut bien le croire de la construction du système de Badiou auquel il sert peut-être admirativement de contre-exemple. Et de cette singulière organisation que Malebranche tente au nom de l’Eglise universelle, de cette conception si particulière de la grâce comme ordonnée à la loi du mathème, il n’est pas impossible qu’elle revienne dans des formules de Badiou lorsqu’il parle de la « grâce de l’événement ». Notamment dans Conditions... Quoi qu'il en soit, une fois saisies la figure de Malebranche et la modalité de la reconnaissance philosophique comme de sa recevabilité publique, tout le reste du séminaire de Badiou concernera l’articulation de la grâce au régime des mathématiques dans une obstination qu’on retrouve me semble-t-il dans L’être et l’événement. Entre la nature et la grâce ne se montre aucune dichotomie ni dialectique. On est dans une figure comparable à la théorie universelle des ensembles sachant le caractère surnuméraire de ce que Badiou nomme événement, issu du nombre lui-même comme une de ses portes ou ligne d’erre. Je n’insisterai pas sur le montage de cette séquence dans la philosophie de Malebranche dont Badiou tient magistralement les ficelles tout en montrant qu’elle s'oriente au regard du seul mathème  -la grâce en réalisant une excroissance et une fondation en retour. Pour ma part et à la lecture de ce livre, je me demanderai si au fond Malebranche n’a pas gagné l'éternité, si la prolifération qu’il adopte n’a pas été opérante au-delà du XVIIIe siècle faisant retour dans des formes de pensées contemporaines, baroques et disséminées. On connaît le renouveau de Spinoza ou de Leibniz sous la lecture de Deleuze. Nul doute que le livre de Badiou, au-delà de Guéroult, ne redonne à Malebranche un intérêt qu’il avait perdu, comme pour lui reconnaître un classicisme avorté, l’équilibre rassemblant tous les déséquilibres locaux du système. Et même en prenant tout le début du livre de Badiou insistant sur les délires de Malebranche, sur les avatars de sa philosophie, sur ces naissances où les enfants ressemblent à ce qui a été contemplé par la mère dans une imitation occasionnelle qui devient physiologique... N’est-ce pas que par là prend chair et corps la figure du retour ? Une mimésis qui est peut-être celle de la philosophie en cours dans un tel séminaire ? Badiou ne serait-il pas un enfant terrible de Malebranche, un enfant qui le ressuscite et lui redonne vie dans un revenir capable de donner enfin à la grâce la vertu d’un événement ? Sans doute Badiou ne serait-il pas d’accord avec une telle identification (le concept surgit p. 122), mais certaines de ses formules en laissent penser cependant la filiation résistante.

Cette réécriture de Malebranche trouve en tout cas sa force extrême dans les concepts les plus inattendus du philosophe, notamment par la dramaturgie de la Création qui donne à un esprit philosophique de talent la finesse de s’exercer au mieux. Si Malebranche n’est pas Spinoza ou Pascal, ni Leibniz ou Fénelon, c’est par sa capacité acrobatique de jouer d’un concept qui le singularise avec grande beauté. Et c’est la notion de Création qui donne à Alain Badiou toute l’ampleur de ses propres capacités d’inventer, ramenant l’ensemble du dispositif de Malebranche vers l’immanence de toute vérité. Un concept philosophique, en son acrobatie, taille un chemin qui ne doit rien à ceux qu’il croise et dont il ressort selon une formation tout à fait singulière. Chez Malebranche, cette ligne passe entre le comique du créationnisme et le fiat tragique du créateur dont on ne trouve nul équivalent dans l’histoire de la philosophie. Voici cette ligne de transit propre à Malebranche : une partition incroyable qui se joue dans l’abîme ouvert entre le fini et l’infini, nous entraînant dans les vertiges de la providence. Et ce qu’il faut comprendre est que nous ne sommes pas, chez Malebranche, dans une création opportuniste, celle de l’Abbé Pluche qui s’extasie de l’aile du papillon ou de la beauté d’une tulipe pour s’étonner de son créateur. Non, le monde va mal. Les papillons n’y changeraient rien. Et que Dieu tire le monde du néant, qu’il soit créateur ex-nihilo ne lui donne aucune force particulière. Nous ne sommes pas au cirque ni aux tours des prestidigitateurs  Au contraire, la création est insipide, elle n'est presque rien, ne rime à rien si on lui soustrait le Christ qui vient la sauver à ce titre. Il n’y a pas à s’extasier devant la tulipe, ni de ce qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, sachant que l’Etre est justement la chose la plus pauvre, pour ainsi dire la plus nulle. On pourrait du coup se dire que Pascal n’est pas loin, une fois abandonné le comique des extases de Pluche. Que nenni ! Le tragique de Pascal n’est pas davantage reconnu une fois passé au bulldozer la nullité de l’Etre créé: « infraêtre » en lequel ne réside nulle gloire. Il s’agit au contraire de rentrer vraiment dans l’ordre de la création au plus faible, dans la simplicité dégarnie des moyens pour « savoir quelle est l’essence intellectuelle des temps nouveaux » (p. 91), détourné de Pascal autant que de Leibniz, non sans quelque relent Spinoziste contre lequel se défendre également…

Quelle histoire ! Le monde est à minima, relève d’un minimalisme qui n’est sans doute pas absurde au sens de Pascal : il n’est presque rien, au voisinage du zéro, au bord du vide, comme le Christ en témoigne par l’atrocité de son supplice, expirant hors des tulipes et des papillons (p. 113). Ce qui fait l’enjeu de la Création, ce n’est pas le résultat, ce n’est pas l’œuvre, mais c’est le bord du vide où s’indique précisément la gloire de Dieu. Sa gloire est que la vérité n’est pas de ce monde, qu’elle s’inclut, s’inocule en lui à partir d’un geste qui l’excède. On est dans la procession, procession des vérités qui sont immanentes, immanentes non à une œuvre, au quasi-néant du monde, mais au geste d’où il procède, au calcul minimal qui le sauve et le maximalise de grâce. Tout procède donc de l’infini, et le fini n’est fini que par sa nullité, n’a à être sauvé qu’à ce titre par un Christ que tout avait attendu en cette équation, immanent à l’équation, selon une place ordonnée avant la création. « C’est comme si on avait affaire au Dieu d’une tragédie de Corneille, qui agit pour sa gloire, et en particulier qui fait ainsi « presque rien » pour sa gloire. Il est clair que, pour que ce soit vraiment la gloire, il faut que Dieu se mette dans ce presque rien, sinon ce n’est pas glorieux » (p. 96). Et dans une telle configuration où pour l’esprit humain on ne peut voir quelque chose qu’en Dieu, le monde s’effilochant en occasions, « l’homme est toujours dans l’état d’un voyageur. L’homme est le Don Juan, non des femmes, mais des métaphores finies de Dieu » (p.228).

Ainsi soit-il.



J. Cl. Martin


A lire : Alain Badiou, Le Séminaire, Malebranche, Figure Théologique, Fayard, 250 p.

Fréderic Neyrat ou le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy

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Ce petit essai de Frédéric Neyrat sur Jean-Luc Nancy a le mérite de la clarté. Il hérite d’un mode d’exposition ambitieux où l’on retrouve parfois la manière de Badiou, l’expression à la première personne qui est comme son insistance thétique à laquelle on pourrait préférer le « nous » pour autant qu’il est question en effet de communisme. Mais il s’agit en vérité d’un communisme singulier, d’une certaine manière sans communauté pour autant que cette dernière n’est plus transcendante à l’individu qui en serait le composant anonyme, indifférent, coulé dans un mortier qui réduirait chaque moellon à une chose équivalente. L’individu, dirions nous, est lui-même "dividuel", divisé par des individualités déjà divisées selon une ivresse qui fait la persistance d’un commun, d’un essaim, d’une construction plus ou moins déconstruite et reconduite par l’ex/istence. D’où peut-être dans un premier temps ce refus d’un « nous » qui serait celui de l’équivalence des êtres et des choses sous la platitude d’un échange, d’une économie dont le marché absorbe la moindre singularité sous ses flux financiers.

Il y va donc d’un « je », de l’affirmation d’une position et d’une posture à laquelle, du coup, on aurait à se jouxter, du moins à se confronter autrement que selon l’échange, par un bord, celui de l’existence d’un « chacun ».  Et nous voici de plain pied  dans un communisme existentiel dont j'ai le sentiment qu’il s’idéalise ici sous la plume d'une philosophie dont de toute évidence le réel reste une figure advenante, une promesse ou une esquisse. Ce dont témoigne me semble-t-il la stylistique de notre temps, celle de « l’après » : Après la finitude, Après Badiou, et sous ce petit livre tonique Après la décontruction (il s’agit du titre du premier chapitre). Il y a eu le temps des retours, retour à Fichte, retour à Kant, retour aux choses mêmes… Nous voici,  je crois, au temps de l’Aprèsqui mériterait une interrogation quant à ce que nomme cette relève. Avant, cela réclamait une certaine fondation, c’était l’âge des fondations. Après, cela témoignera davantage me semble-t-il d'une science fiction de l’événement, d’une idéalité qui n’est pas morale mais au réalisme incertain. Une ex/stase que Frédéric Neyrat nomme « surplus », « altération », «incommensurabilité »…

Il y a sous le régime de ce mode d’exposition qui fait le style de Frédéric Neyrat une « inquiétude d’époque ». Non pas celle de Pascal devant le vide infini (cf. p. 14), non pas celle de ce qui se poserait « ex-nihilo » (et que Jean-Luc Nancy avait également exposée), mais une inquiétude de la limite me semble-t-il, inquiétude de l’Aprèsqui est aussi celle de ce que nous sommes chacun, posé devant des objets, des réseaux de connectivité qui s’abîment dans l’indifférence plate, dans l’équivalence des données (ce qui oppose Frédéric Neyrat à l’ontologie unanime de Graham Harman cf. p. 23). Je dirais sous ce rapport que l’être est aujourd’hui traité non plus par des catégories, des essences, des quiddités, mais par tas. Nous sommes passés dans l’aire (l'ère) des tas, tas d’ordures, de corps, tas de marchandises, tas d’objets dont chacun affiche une valeur strictement commune à ce qui n’est pas même un « autre ». Et la struction espérée de cette ontologie pauvre (cet inframince de l’Etre) ne peut plus passer par une approche catégoriale qui en classerait les genres.

Il me semble retrouver, dans ces tas, l’altérité d’une altération dont le nom d’Ossuaires m’avait donné jadis un paradigme, celui de la complexité existentiale des reliquaires, des ontologies plurielles du moyen-âge -assez proche du nôtre par la dispersion et la féodalisation monétaire naissante. Et donc, la question de Neyrat est effectivement : « comment sortir d’un tel cauchemar ? Comment rompre l’équivalence des objets ? Comment retrouver une distance qui ne nous situe pas hors du monde, qui ne recrée par un arrière-monde ou un monde au-delà » (p. 16) ? Voici donc la question, question que je partage –ni avant, ni après-, question qui est la nôtre et dont Frédéric Neyrat situe l’inquiétude au seuil d’un « à venir » sur lequel il y aurait une discussion à tenir. Ne serait-ce que par la possibilité d’y reconnaître un sujet, une subjectivation qui ne se confonde plus avec la narration, avec le « je » de l’exposition adoptée. Il s’agirait d’un sujet qui renoue avec le « nous », celui de Nietzsche, lui qui s’adresse à « nous les penseurs de l’extrême », « nous les amis » dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils lui manquaient cruellement. Et cela ne pouvait que lui manquer sachant que la pensée se situe à chaque fois à l’origine d’un monde, monde souvent immonde, quand le philosophe s’exclut lui-même de ce « nous » au titre du soupçon critique, antiphilosophique, qu’on retrouve déjà dans le socratisme.

Défiance eu égard à la doxa, antiphilosophie et soupçon à l’endroit de la communauté constituent les gestes même d’une philosophie qui loin de venir « avant » ou « après » advient , dans le milieu de la défiance et de l’altération, dans l’atmosphère d’un enfer qu’auront connu tous les philosophes du présent. Et c’est dans cette altération du sens que se place l’exigence de toute ontologie. C’est là que débute l’inquiétude de l’existence pour autant qu’une ex/istence est toujours plurielle, divisée, hors d’elle. Si cet arrangement des tas que nous sommes devenus, décomptés par les ordinateurs et les historiques informatiques, si la « théorie des ensembles » et l’axiomatique catégoriale n’ont plus de sens dans le présent qui fait notre contemporanéité, il semblerait qu’on ne puisse pas davantage recourir à la « politique » pour dessiner cette « communauté existentielle », pas plus que n’y suffirait une esthétique fondée sur un sensus communis. Voici donc où nous en sommes en lisant Jean-Luc Nancy : ni mathème, ni politique, ni poème, mais  ivresse des coexistences, un amour qui donne à « l’être avec » son orientation et son expansion. Il s’agirait d’un absolu dissolu, absout de toute catégorie et hors toute politique dont reste cependant la coexistence de fond pour « chaque un », les singularités plurielles existant chacune au dehors, dans le toucher d’une limite commune. Il s'agit de la limite maximale où abordent tous les êtres qui vont au bout de ce qu’ils peuvent comme dirait Deleuze dans Différence et Répétition, le seul qui ait réellement résolu cette maximisation des singularités.

Je citerai Deleuze pour finir et comme en une invitation à répondre au livre de Frédéric Neyrat : « Là, il n’y a plus partage d’un distribué, mais plutôt répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert, illimité, (…) <invités> à couvrir le plus d’espace possible(…). Remplir un espace, se partager en lui, est très différent de partager l’espace. C’est une distribution d’errance et même de délire, où les choses se déploient sur toute l’étendue d’un Etre univoque et non partagé. Ce n’est pas l’être qui se partage, mais toutes les choses qui se répartissent en lui dans l’univocité de la simple présence. Une telle distribution est démoniaque plutôt que divine ; car la particularité des démons, c’est d’opérer dans les intervalles entre les champs d’action des dieux, comme de sauter par-dessus les barrières ou les enclos(…). Il y a une hiérarchie qui mesure les êtres d’après leurs limites. Mais il y a aussi une hiérarchie qui considère les choses et les êtres du point de vue de leur puissance (…) il s’agit de savoir si un être « saute » éventuellement, c’est-à-dire dépasse ses limites, en allant jusqu’au bout de ce qu’il peut » (Différence et répétition p. 54-55). J’ajouterai simplement que la communauté enveloppe tous ceux qui sont allés au bout de ce qu’ils peuvent, au fond de l’enfer –aussi faibles soient-ils chacun pour soi, malades et fragiles-  dans une maximisation de l’existence.



JCM


A lire : Frédéric Neyrat, Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy, Ed. Lignes.

De la révolte comme d’un art appliqué aux barricades / Hazan, Kamo, Zizek, Horvat

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La rentrée se décline sur le mode croisé de la révolte appelée par Eric Hazan, Kamo, Slavoj Zizek et Srecko Horvat. La barricade en serait comme une scène possible, celle de toute insurrection : un objet rebelle à nos savoirs, à nos catégories de rangement. Elle n’entre en aucune classe, hors classe et hors genre. Si d’habitude un objet s'inclut dans un ensemble qui le collecte ou qui prend le nom d’une collection, la barricade se compose de choses tout à fait réfractaires à une mise en ordre de ce qui se laisse ordonner selon un concept. Elle est faite de barriques autant que de futilités, futilisétant la fente, la fuite qui ouvre la barrique à des usages multiples. La barricade selon Eric Hazan est un amas,  un tas, une composition d’objets disparates qui témoigne de la lutte, de ce qui passe entre les classes, faisant appel à des clous autant que des moellons, pavés, planches, cerceaux métalliques dans une disproportion qui appelle tous ceux qui ne jouissent d'aucune reconnaissance. Elle les ouvre à une forme commune, un communisme qui n’est pas celui du genre ou de l’espèce ni d'ailleurs de la classe sociale.


La lutte est interstice, fusion des classes en une Commune qui témoigne de l’espace d’une véritable cité, d’une cité bouleversée. Y naissent des histoires d’amours et des pactes d’alliance, des chevauchements affectifs et des figures de l’enfance que la littérature elle-même pourra s’approprier en faisant de tous les misérables un foisonnement de singularités rebelles. Et comment la barricade peut-elle fendre l’ordre établi et lui inoculer des grains de sables capables d’enrayer la machine du pouvoir ? Quelles mesures décider dans la disparités des barricades, placées hors l’autorité des sciences politiques ? Un ensemble de questions qui pousseront Hazan et Kamo à adopter les Premières mesures révolutionnaires. L’immonde du monde d’aujourd’hui qui ne répond plus à rien, cet ordre mondial qui confine à l’équivalence de tout, sans aucune dignité ni aucune forme de subjectivité, cet immonde réclame une critique capable de rompre l’éternel retour du même, la restauration de l’ordre toujours reconstitué par-delà le désordre des barricades. L’insurrection ne peut s’insurger vraiment, devant l’ordre mondial, qu’en prenant la forme d’une insurrection irréversible et irrespectueuse des principes moraux qui protègent les nantis. Elle advient au nom d’un ailleurs et d’un incommensurable, d’un monde qui soit avant tout un monde autre, inventif, créatif, contrant le ressassement de la même organisation.


Où il s’agit d’un événement qui prend pour nom l’irréversible : créer l’irréversible et engendrer la dissymétrie. De cet irréversible, de cette dissymétrie, il convient de montrer comme le font Zizek et Horvat qu’elle s’énonce par la redondance, la négation dans la négation, une répétition supérieure et différente du ressassement : celle qui dénonce la figure du sauveur. Le sauveur nous apparaît, avec les grecs aujourd’hui, comme destructeur de toute commune. D'où l’exigence de nous « sauver de nos sauveurs ». Les plans de sauvetage de l’Europe sont en réalité des entreprises de sabordage instaurées au mépris de la volonté populaire qui cherche de nouvelles barricades pour son désir, informatiques, blogosphériques, mais tout autant artistiques. Il s’agit, dans le vent de la révolte, de voir une nouvelle Europe sortie du Sud, Europa n’étant rien d’autre qu'une figure qui sort et replonge au milieu de la mer à la manière d’Orphée. Une vision d'opéra. Si la dette est devenue ob/scène, la révolution ne peut entrer dans l’ob/scène et le contrer qu’en devenant dramaturgie, attentive à l’opéra, une opération de l’opéra qui s’allie à Rossini, Mozart et Gluck. L’opéra est un opérateur qui nous conduit dans les laboratoires psychiques et affectifs de la dette comme Nietzsche devait le montrer. La scène de la révolte apprend de l’opéra la capacité de changer le destin, de créer de nouvelles barricades. L’ordre naturel que l’Etat revendique, l’opéra ne cessera de nous montrer qu’il n’est rien sans la grâce qui l’interrompt, la grâce qui le troue et le disloque dans le démembrement rejoué de ses héros, de ses maîtres et figurants.


JCM


On pourra lire :

Eric Hazan et Kamo, Premières mesures révolutionnaires, Editions de la fabrique

Eric Hazan, La barricade –histoire d’un objet révolutionnaire, Editions Autrement

Slavoj Zizek et Srecko Horvat : Sauvons-nous de nos sauveurs, Editions Lignes.

"(dés)incarnatus est" / du régime de la grâce avec Véronique Bergen

La négation

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Le concept pour Hegel n’est pas une simple notion. Il est une conception, une méthode capable de réunir les différents éléments du monde dans une totalité organique dont la forme est circulaire. En ce sens, il n’est ni linéaire ni une simple catégorie pour découper la réalité en classes d’objets. Il ne relève pas d’une abstraction désossée capable de prélever, par exemple, de toutes les feuilles ce qui leur est commun, ce qui est identique de l’une à l’autre pour les fondre dans la notion de « Feuille en soi ». Le concept n’est pas une logique de fossoyeur mais d’abord un prédateur. Il ne vise pas à décanter les différences dans l’unité d’un schéma ne mémorisant que les grands traits, semblable à un ensemble d’éléments bien distingués, famille de cuillères ou de fourchettes pensées abstraitement. Cela ne nous donnerait qu’un squelette trop figé pour rendre compte d’un être dont toutes les différences auraient été expurgées[1].
Nietzsche et Bergson retrouveront cette idée lorsqu’ils affirmeront, chacun dans son domaine propre, que les concepts ne sont trop souvent qu’une volonté de manipuler le réel, de produire une classification instrumentale qui immobilise la vie, le mouvement concret de l’être, lequel forcément échappe à tous ces filets aux mailles bien trop larges pour capter l’essentiel, la richesse infinie des échanges qui caractérisent, par exemple, une goutte d’eau. Hegel prend donc le plus grand soin à arracher le concept à cette immobilité produite par notre entendement classant les choses en catégories abstraites. Un concept n’aurait aucun intérêt s’il se confondait avec une simple classe d’objets. Il ressemblerait alors à une coquille vide, une noix creuse, cadavre dont le contour ne nous dirait pas grand-chose de l’organisme qu’il contenait avant de se fendre sous sa pression.
Le concept, au sens de Hegel, est déjà processuel, pour reprendre l’expression de Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?Il témoigne d’un processus qui ne reste pas seulement subjectif -idée ou représentation- mais est déjà débordé par une réalité en devenir. Le concept hégélien, bien sûr, appartient à la vie de l’Esprit, et c’est dans un sujet que se trouvera élevée la substance dont il rend compte. Mais avant d’être seulement une opération ou une fonction intellectuelle, descriptive, il est un mouvement réel. Au lieu de se contenter d’une simple « logique subjective », d’une analytique de la représentation comme c’est le cas de Kant, il faut que le concept manifeste encore une « logique objective ». C’est dans la chose même que s’articule tout un mouvement dont la pensée devra suivre les raccords.
Je peux par exemple me contenter de classer tous les bourgeons du genre pommier et décrire leurs caractéristiques par opposition aux poiriers. Ce ne seront certes pas les mêmes fleurs, le tableau de l’une ne recouvrant pas celui de l’autre. Mais cette différence ne fera pas un pommier, ni un poirier. Elle ne rend pas compte de la manière dont le bourgeon devient une fleur qui sera remplacée par un fruit dont les pépins s’ouvrent déjà à l’arbre futur qui les fera éclater. Dans le premier cas, on a une différence simplement extérieure : celle des pommes et des poires, différence de classes, d’espèces. Ce qui intéresse Hegel, c’est plutôt d’en rester au même bourgeon pour y noter des différences internes, parfois très violentes, le déploiement du processus qui passe à la fleur et, de là, au fruit qui vient la remplacer. Meurtre de la fleur dans le fruit ! Bref, au lieu de réaliser un tableau, une taxinomie, il s’agit plutôt de composer un graphe, un diagramme qui résulte de ce que Hegel appellera bientôt la chose même. Le pouvoir de définir la nature d’une chose « ne semble d’abord être déterminé que par le fait qu’elle se réfère à autre chose, et son mouvement semble lui être communiqué de l’extérieur par une puissance étrangère ; mais le fait qu’elle ait chez elle son être autre, et qu’elle soit son mouvement propre et autonome, cela est précisément contenu dans cette simplicité du penser lui-même ; car cette simplicité-ci est la pensée, se mouvant et se différenciant elle-même, l’intériorité propre, le pur concept[2]. »
Le concept relève d’un procédé dont les différences ne sont pas seulement des distinctions par rapport à d’autres êtres, mais des modes de constitution interne qui vont comporter des phases dissemblables, des moments dont le développement témoigne d’un « rythme[3] », d’une articulation que la philosophie de Hegel se propose de suivre dans son détail pour chaque figuredont il est capable. On comprendra qu’il s’agit là d’une toute nouvelle conception de la Science, une formation génétique qui n’exclut pas les dramatisations, les intrigues de la littérature ou les aventures de l’Etre comme autant de risques pour la Pensées. Le modèle pour lequel penche Hegel -la genèse du concept- sera redevable d’un plan littéraire, compréhensif plus qu’analytique ou explicatif. C’est dans la chose même que sont données les articulations qui font comprendre et interpréter sa violence d’un autre biais que celui de la comparaison. Et, cette détermination trouvera bientôt fortune dans la manière dont chez Dilthey vont se distinguer, dès 1870, les sciences de la nature des sciences de l’esprit non sans se compliquer, avec plus de force encore, dans l’extension que Nietzsche, puis Freud, vont conférer au concept d’interprétationpar opposition à l’idée toute faite d’explication[4]. Chaque chose réclame sa vérité en fonction de son degré de développement le plus fougueux et en fonction du point de vue surprenant sous lequel on l’aborde.
Depuis Hegel, le concept n’est plus une idéalisation extérieure à la chose. Il en désigne la force de création et de destruction, la vie intime : la force florale qui ne fait plus qu’un avec le mouvement du corps et son interprétation! La Phénoménologie de l’esprit nous sauve résolument du dualisme de l’esprit et de la matière, de l’âme et du corps puisque l’âme n’est plus que le relevé du corps, l’historique donnée à sa croissance, à son épanouissement ou à ses devenirs les plus surprenants, les plus transgressifs. La transgression ne s’explique pas. Elle peut se comprendre en fonction d’un point de vue à créer. C’est sur l’un de ses embranchements seulement que tel processus pourra en rencontrer un autre, comme pour une bouture entre deux branches réalisant un bourgeon inédit, difficile à prévoir dans sa nature et sa forme. Aussi faudra-t-il y reconnaître des sauts possibles, des incisions, des déraillements selon lesquels tout est issu de tout à la manière du cercle qui en recoupe une infinité.


On comprendra donc, par tout ce qui précède, que la conscience puisse se définir immédiatement comme « l’acte d’outrepasser le limité, et quand ce limité lui appartient, l’acte de s’outrepasser elle-même[5]. » On ne saurait contester dans la vie de l’esprit cette constante inquiétude par laquelle il « se gâte toute satisfaction limitée. » A la différence de l’animal qui se scinde et meurt lorsqu’il veut aller au-delà de sa nature, poussé par un autre qui le menace, comme le rat se jette dans la gueule du chien, la conscience au contraire présente plus de violence et de plasticité. Elle est un constant passage à la limite, une transgression capable de se maintenir en vie (Aufhebung). Rien dès lors ne peut se dire définitif, achevé, fini. Toujours un mouvement infini ouvre le fini par un coup de scalpel, induisant un débordement, une fêlure ou une cicatrice. Et c’est le cas, effectivement, de l’organisme unicellulaire qui s’outrepasse en un autre, se divise mais ne meurt pas complètement dans cette division suicidaire. Le monde manifeste un perpétuel devenir et, quel que soit l’organisme considéré, un infini le gonfle au point de faire éclater son enceinte et de déstabiliser ses clôtures sous le nom du besoin ou du désir. Le devenir n’est pas autre chose que cet appel infini dans le fini, ce mouvement pour creuser la conscience d’un grand vent querelleur qui pourrait tout autant s’interpréter en terme de morsure, semblable au vide, à la faim qui nous travailleraient de l’intérieur, un néant qui gonfle l’être et, ce faisant, le transforme.
L’être, sa plénitude, ne permettent guère le mouvement. Il en va comme de ces jeux présentés sous forme d’une tablette composée de petits carrés mobiles. Un puzzle, fermé sur un cadre, où glissent des pièces dont la ventilation permettra de recomposer le dessin d’origine. S’il n’y avait pas de case vide, les éléments ne pourraient se mettre à circuler, à jouer les uns par rapport aux autres. La déconstruction est source de vitalité, la destruction force de création, comme Apollon se relève des mauvais coups que lui donne Dionysos. Sans la case vide, les éléments resteraient immobiles et difficiles à restructurer. Alexandre Kojève donne de cette puissance du dehors maints exemples. Celui de la bague ferait tout autant l’affaire. Sans le trou qui s’ouvre en son milieu, elle ne serait pas anneau et aucun doigt ne pourrait s’y loger. Le cercle n’est donc clos que de manière illusoire. Il faut y voir plutôt le Mal, le Néant qui nie l’or et y aménage un vide permettant en même temps l’ouverture d’une alliance, l’union avec un autre être. Sans cette aération du négatif, qui nie, perce et cisaille, nous serions condamnés à nous contenter de ce qui est [7], morne et immense plaine sans vie.
Le négatif aux yeux de Hegel n’est que l’infini qui, sans cesse, empêche la fermeture sur soi d’un système, l’ouvre, trop large à contenir dans ses frontières. Il introduit dans le fini l’élément vide, l’élément surnuméraire en mesure de modifier sa composition et de réaliser un devenir. Le mouvement, le devenir sont un appel au dehors, une lésion ou une lame parfois fratricide qui interdisent au vivant de se contracter dans l’immobilité des pierres. Même les montagnes, comme le savait déjà Montaigne, manifestent du mouvement en adoptant un autre temps. En les visualisant sur plusieurs millénaires, elles se transformeraient en vagues[8]. Elles ne seraient donc rien sans les vallées qui y creusent des passages, sans les failles pour réaliser dans la roche une absence, une crevasse génératrice de mouvement.
On n’insistera jamais suffisamment sur l’idée que La logique de Hegel ne commence pas vraiment par la doctrine de l’Etre, mais que sa première disposition sera celle du devenir, mis en mouvement par le Néant ou le négatif. Cela montre suffisamment que la stabilité, le repos qu’offrent les choses finies ne sont qu’une abstraction du regard qui ne sait pas déceler le mouvement dans une plante qu’on dirait inerte mais dont l’éclosion, invisible à l’œil, n’en existe pas moins. Mais nul besoin, pour rendre compte de ce labeur du négatif, d’en passer par des commentaires. Hegel a trouvé les mots justes mieux que tout autre : « La négativité est la pulsation immanente du mouvement autonome, spontané et vivant[9]. » Il s’agit d’entendre par là le travail d’un dehors « immanent » comme l’estomac nous creuse de l’intérieur dans le mouvement de la faim, nous poussant hors de tout repos en nous contrariant. On comprendra ainsi que « la contradiction est la racine de tout mouvement et de toute manifestation vitale ; c’est seulement dans la mesure où elle renferme une contradiction qu’une chose est capable de mouvement, d’activité, de manifester des tendances ou impulsions[10].» Le négatif est la douleur et la violence de la vie qui tire tout hors de son sommeil et de son abolition dans le repos. En effet, « l’abstraite identité à soi ne correspond encore à rien de vivant, mais du fait que le positif est par lui-même négativité, il sort de lui-même et s’engage dans le changement. Une chose n’est donc vivante que pour autant qu’elle renferme une contradiction et possède la force de l’embrasser et de la soutenir[11]. » Ce qui montre suffisamment que le négatif n’est opérant que dans la chose qui possède la puissance, la capacité suffisante pour supporter et mener à terme le manque qui la tenaille de l’intérieur. Au-delà du manque, il y a la force d’un être qui manifeste l’aptitude au dépassement de soi au lieu que le rat se jette dans les pattes du loup, histoire d’en finir et d’abolir l’inquiétude du négatif !

JCM

Extrait d'une "Intrigue criminelle de la philosophie -Lire La phénoménologie de l'esprit de Hegel" consacré à la négation.




[1] Cette richesse de la différence qui vient fibrer le concept est abordée dans la Préface p. 36.
[2]PH.E. Préface, p. 64. Trad. Lefebvre modifiée
[3]Hegel parle « du rythme de la totalité organique », p. 64. Quant à l’exemple du Bourgeon, il est introduit dès les premières pages de la  préface(p. 28).

[4] DILTHEY, Le monde de l’Esprit, I, Aubier-Montaigne, 1947
[5]PH.E. Introduction, p. 85, nous retiendrons cependant pour ce passage la traduction de HYPPOLITE, Vol. 1. p. 71.
[6] La plasticité est un concept séminal de la lecture que Catherine MALABOU a engagée autour de Hegel, L’avenir de Hegel, Vrin, 2000.
[7] Le travail du négatif, la néantisation de l’être constitue le moteur même de sa lecture dans un cours dont QUENEAU a pris note et publié sous le titre d’une Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947 et particulièrement p. 167.
[8]Michel de MONTAIGNE Essais III, 2, édition Pierre Villey, Paris PUF, p. 804.
[9]Logique II, 70.
[10]Ibid. p. 67.
[11]Ibid. p. 68.

Je pense à toi / Une lecture du Banquet de Platon

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Dans Le Banquet, il s’agit de dire ce qu’est l’amour, d’en faire l’objet d’une interrogation et d’un savoir. L’amour surgit comme une réalité problématique. Le questionnement de l’amour se déplace sur Eros : qui est Eros ? Poser cette question semble nécessaire pour répondre à celle de l’amour – et s’interroger sur Eros revient là encore à reconnaître un problème. Ce qu’est l’amour, chacun pourrait le savoir en l’éprouvant, et définir Eros semblerait facile en  se reportant à la tradition. Cette facilité rendrait presque inutile tout discours prétendant parler d’Eros et de l’amour. En persistant à questionner, Platon maintient le caractère problématique d’Eros et de l’amour : quelque chose laisse la pensée inachevée.

A l’intérieur du texte de Platon, la question « qu’est-ce que l’amour?» devient « qui est Eros ?». Cette dernière question se dédouble à son tour et signifie : « qui est Eros, est-ce un dieu, quelle est sa nature, etc. ? », en même temps que, de manière muette et étrange : « Eros peut-il être parmi nous ? ». L’enjeu du dialogue est de déterminer la nature de l’amour ; de déterminer la nature du dieu de l’amour, son identité ; d’identifier Eros parmi les hommes. Un questionnement implicite interroge les conditions de possibilité : est-il possible de soumettre l’amour au logos, d’en faire l’objet d’un savoir ; est-il possible de définir Eros, de dire son identité ; est-il possible qu’Eros soit parmi nous ? Peut-être que celui qui comprend le mieux ces questions et problèmes est Alcibiade, l’éphèbe ivre amoureux de Socrate.


Vouloir saisir l’amour par le discours paraît à la fois impossible et engendrer une prolifération du discours. Le dialogue relate un banquet qui est d’abord l’objet d’un discours puisqu’il est raconté par un des participants (Aristodème) à un autre qui n’y était pas (Phénix). Le Banquets’ouvre sur un discours portant sur un ensemble de discours, le premier renvoyant à un discours passé, absent, objet d’un certain désir (celui de Phénix). Platon insiste sur la prolifération des discours : Phénix fait le récit de ce banquet à quelqu’un qui le répète à Glaucon, lequel à son tour demande à Apollodore de lui faire le récit du banquet pour s’assurer de la conformité de celui qui lui en a été fait. Le discours se répète selon des versions différentes qui se rapportent à un événement dont nous ne sommes pas certains qu’elles en disent la même chose. Le Banquet serait un texte sur les conditions et limites du discours mais également sur ce qui se soustrait au discours – l’amour, l’absent du discours.

Le thème de la prolifération des discours est d’autant plus présent que, lors du banquet, plusieurs convives discourent tour à tour sur l’amour. Ces discours supposés porter sur un même objet (Eros) sont différents et se réfèrent à d’autres discours : Phèdre évoque Hésiode, Pausanias répète le discours de la tradition et Eryximaque celui de la médecine, Socrate rapporte les paroles de Diotime, etc. La pensée devient un labyrinthe de discours qui se multiplient, se répètent, se différencient, divergent – une bibliothèque de discours juxtaposés, croissant à partir d’un centre insaisissable, mobile comme un démon sautant de discours en discours pour les faire se multiplier, différer, se perdre dans le labyrinthe : Eros. Si celui-ci est le dieu de l’amour, il est aussi le démon du discours, de la pensée, les engageant dans une pullulation folle qui les désoriente, les empêche de se refermer sur leur objet.

Cette prolifération labyrinthique de la pensée paraît impliquer plusieurs idées : penser ou parler, ce n’est pas dire la chose même mais répéter d’autres discours qui sont repris sans garantie que la reprise soit fidèle – comme celle, ici, du texte de Platon ; penser, c’est penser à, impliquant une absence qui est moins un manque qu’une force ; penser implique le rapport à ce qui empêche de penser, force à penser tout en empêchant la pensée ; la chose dont est supposé parler le discours échappe au discours, celui-ci visant d’autres discours mais ratant la saisie de la chose en excès par rapport au discours et à la pensée (le concept par définition inachevé, ouvert par un excès qui le limite et le relance dans un devenir sans fin ?).

Sans doute Platon n’en reste pas là et la constatation de la prolifération des discours n’aboutit apparemment pas à un relativisme qui les rendrait équivalents : il s’agit de produire un type de discours qui, s’imposant par sa nécessité, permettrait l’intellection-contemplation de l’Idée, dévalorisant ainsi les autres types de discours. Mais cette valorisation n’empêche pas le phénomène étrange de la prolifération d’exister et ne l’explique pas de manière suffisante : invoquer l’opinion comme cause du discours dévalorisé repose sur une tautologie (« ils pensent mal parce qu’ils pensent par opinions, c’est-à-dire mal… ») ; ne rend pas raison de la possibilité d’une telle cause, c’est-à-dire de la possibilité, pour le discours, d’errer et de proliférer ; obscurcit l’idée que « penser mal » révèle peut-être la nature de la pensée comme affirmation de possibles, c’est-à-dire que la pensée, en rapport avec un impensable, un excès qu’elle ne peut réduire, demeure ouverte, proliférante, labyrinthique. De même, poser la nécessité de valoriser un type de discours contre les autres et établir que ce discours nécessaire permet de penser l’Idée opère un glissement de la logique du discours à l’être dont Kant – et déjà, à sa manière, Gorgias – a souligné le caractère abusif. Peut-être le discours de Platon n’est-il lui-même qu’un discours parmi d’autres, happé par le sans-fond du discours, le chaos qui l’anime – doute ou crise qui traverse le Parménide. Peut-être n’y a-t-il pas un discours de Platon mais une pluralité, tant celui-ci est ambigu et multiple. Peut-être Platon rencontre-t-il avec l’amour ce qui, plus clairement qu’ailleurs, empêche le discours dialectique de s’imposer, de se différencier, le renvoyant à la nature labyrinthique, au fond chaotique du discours, de la pensée.


Eros est tantôt ceci, tantôt cela, il ne cesse selon les discours de changer d’identité : il est un dieu, un démon, il est laid, il est beau, il est jeune, il est vieux, il est même double (Eros céleste et Eros vulgaire), etc. Il y a dans Le Banquet au moins cinq Eros différents. Il n’a pas d’identité fixe et évidente, il est, dans le texte, sans cesse autre que ce qu’il est et par là marqué par le nomadisme et l’absence. Cette pluralité d’Eros peut être rapportée autant à sa nature qu’au fait qu’il soit d’abord objet de discours. Si chacun peut faire l’expérience de l’amour, cette expérience n’est pas en elle-même une connaissance, celle-ci présupposant que l’on se place sur un autre plan que celui de l’expérience, autre plan qui, dans Le Banquet, est d’abord celui du discours, lequel est un moyen pour la contemplation, c’est-à-dire une intellection non discursive. Même Socrate développe un discours qui est la répétition de celui de Diotime et du dialogue de celle-ci avec Socrate : penser, c’est répéter, faire proliférer un discours, et si pour Platon la pensée philosophique est animée du souvenir de l’Idée, dans Le Banquet penser est d’abord se souvenir de discours que, par ce souvenir, on multiplie.

La question « qu’est-ce que l’amour ? » devient « qui est Eros ? », ce changement accompagnant l’exigence de passer du plan empirique à celui de la connaissance. Demander « qui est Eros ? » permet d’aborder la question de l’amour du point de vue de la connaissance : par-delà les expériences individuelles et subjectives de l’amour, sa définition n’est possible que par ce qui est commun à chaque amour particulier, identique en soi et pour tous, ce qui exige la détermination de l’amour en lui-même, c’est-à-dire d’Eros. La question « qui est Eros ? » marque ainsi un premier degré vers l’ascension dialectique – le problème étant, selon Socrate, que la plupart des intervenants ne semblent pas comprendre la question, y répondent par des opinions, des discours déjà constitués. Mais si la pluralité des discours brouille l’identité d’Eros, le fait est que celui-ci ne semble pas pouvoir être, même dans le cas du discours de Socrate – qui n’est pas le dernier discours et ne met pas fin à la prolifération –, autre chose que l’objet de discours multiples : si Le Banquet développe des discours sur l’amour et Eros, ce n’est pas seulement que la connaissance nécessite du discours mais parce qu’Eros serait d’abord celui auquel on ne se rapporte qu’en en parlant par l’intermédiaire de discours qui, comme dans une galerie de miroirs, se démultiplient à travers d’autres. Cette nécessité n’est-elle pas la conséquence de la nature même d’Eros et de l’amour ?

Dans les paroles de Diotime rapportées par Socrate, Eros est défini comme un démon intermédiaire, tantôt ceci et tantôt l’inverse : « […] par nature il n’est ni immortel ni mortel. En l’espace d’une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie, tantôt il est mourant ». De même, il n’est « jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence », et « il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l’ignorance ». Sa place est celle de l’entre-deux, « il interprète et il communique aux dieux ce qui vient des hommes », il relie les hommes entre eux, etc. Eros apparait comme ce qui, toujours au milieu, entre, n’est jamais ceci ou cela mais tantôt l’un ou l’autre, ce qui relie et assemble en demeurant lui-même hors identité, hors liaison, ailleurs et au-delà, en excès. Comment un tel démon pourrait-il être saisi dans le discours, comment ce qui varie sans cesse pourrait-il être pris dans la pensée, comment ce qui n’est pas pourrait-il être dit ? Eros échappe au discours et en parler donne lieu à une prolifération de discours dont aucun ne peut dire Eros, l’absent du discours.

On pourrait même considérer qu’Eros est le dieu en même temps que le démon du discours qui, lui aussi, est tantôt ceci et tantôt cela, qui relie, transmet – discours qui ne peut être que répété, repris dans une prolifération différentiante à l’intérieur d’autres discours, sans terme. On retrouverait une reprise de ce que Gorgias, cité par Sextus Empiricus, dit du discours : « Car le moyen que nous avons de révéler, c’est le discours ; et le discours, il n’est ni les substances ni les êtres : ce ne sont donc pas les êtres que nous révélons à ceux qui nous entourent ; nous ne leur révélons qu’un discours qui est autre que les substances ». Parler de ce qui est condamne à répéter des discours proliférants, à errer à l’intérieur d’une bibliothèque-labyrinthe, et le discours lui-même, moyen de la révélation impossible de ce qui est, ne peut qu’excéder ce qui est dit, ne pouvant être dit que par un discours qui ne peut le dire, toujours autre que ce qui est dit, ailleurs. Parvenir à un discours qui ne prolifèrerait plus, qui ne serait l’objet d’aucune répétition, un discours sans différence possible, est sans doute le rêve de Platon – peut-être celui de la philosophie. Mais ce qui dans Le Banquet est mis en scène serait l’échec de ce rêve, son impossibilité lorsqu’il rencontre Eros ou le discours lui-même, irréductibles aux exigences du discours philosophique puisqu’affirmant la nature même du discours ou d’Eros : n’être pas, être entre, tantôt ceci et tantôt cela, puissance de répétition à l’infini, itération et différence. Ce serait ce rapport entre le discours et le chaos que Platon affronte dans le Cratyle : « Il arrive même à Platon de se demander si ce pur devenir ne serait pas dans un rapport très particulier avec le langage : tel nous paraît un des sens principaux du Cratyle. Peut-être ce rapport serait-il essentiel au langage, comme dans un ‘flux’ de paroles, un discours affolé qui ne cesserait de glisser sur ce à quoi il renvoie, sans jamais s’arrêter ? » (Deleuze, Logique du sens).


Avec l’amour, Platon semble rencontrer un obstacle au discours et à la pensée autant qu’un moteur. C’est un obstacle similaire qu’il rencontre avec les sophistes mais aussi l’opinion qui ne cesse d’échapper à la pensée, qui est un mode de la pensée où celle-ci se fuit, disant tout et son contraire, l’entrainant dans une folie proliférante selon des tourbillons qui ne se fixent pas. L’opinion implique un excès par rapport à la pensée et au discours, un irréductible qui les laisse béants, signalant leur fond vide ou chaotique. Celui-ci serait à la fois ce qui empêche l’opinion d’accéder à la philosophie et ce qui nécessite la pensée philosophique – la condamnant peut-être à l’impossibilité, à l’aporie. Ce chaos traverserait également Le Banquet où les discours s’enchaînent, se multiplient et cessent non lorsque la vérité philosophique impose son évidence mais pour des raisons très contingentes : le vin et le sommeil qui laissent malgré tout entrevoir, comme en rêve, la vision d’un Socrate continuant, presque mécaniquement, à discourir avec des invités à moitié endormis : « Ils se trouvaient forcés de l’admettre, même s’ils ne suivaient pas très bien la discussion ; ils dodelinaient de la tête. Le premier à s’endormir fut Aristophane, puis ce fut le tour d’Agathon ».

Dans ces conditions, il apparaît que l’on ne peut penser Eros ou l’amour, le discours ne peut dire ce qu’ils sont, on ne peut que penser à l’amour, penser àEros – penser àétant la formule de la pensée lorsque son objet excède ses possibilités et demeure insaisissable, absent car nomade et multiple, la pensée et le discours étant alors condamnés à proliférer selon un processus de reprise et de différentiation sans terme. Si la volonté de la philosophie platonicienne est de penser la chose en elle-même, il semble que Le Banquet, rejoignant le sophiste Gorgias, met en scène l’échec de cette volonté qui, avec l’amour-Eros, se heurterait à ce qui l’empêche et, en rapport avec une nouvelle force, lui imposerait une nouvelle forme : non pas penser la chose mais penser à la chose, irréductible à la pensée. N’est-ce pas ce penser à dont témoigne la dernière intervention du banquet, celle imprévue d’Alcibiade, ivre et répondant à la question par l’affirmation, apparemment sans rapport avec ce qui lui est demandé, de son amour pour Socrate ?


Le discours d’Alcibiade a lieu après l’intervention de Socrate, celle-ci ne clôt donc pas l’interrogation : un autre discours suit auquel succèdent d’autres discours qu’interrompent seulement l’ivresse et le sommeil. On pourra bien sûr souligner que, lorsque Socrate parle, Alcibiade n’est pas présent, qu’il n’a pas entendu ses paroles et ne peut donc en reconnaître la vérité. On ne s’étonnerait pas qu’Alcibiade, invité à parler, réponde à la question de savoir ce qu’est Eros de manière incorrecte, en comprenant mal celle-ci et en lui substituant, dans son ivresse, une autre question qui serait : « quel est l’objet de ton amour, qui aimes-tu ? ». Pourtant, il n’est pas impossible que cette façon de comprendre la question soit la plus profonde.

Dans l’éloge qu’il fait d’Eros, Socrate lie l’amour et Eros à l’absence et au manque : on aime ce qui n’est pas possédé et dont l’absence est vécue comme un manque. Mais la relation ainsi énoncée entre amour, absence et manque est rendue plus complexe : l’amour consiste moins à vouloir posséder qu’à vouloir posséder toujours, sans retour possible de l’absence et du manque. L’amour n’implique pas seulement la volonté de posséder un objet, il implique celle de la durée de l’objet et de sa possession, de ne jamais manquer ni souffrir. L’amour a pour finalité le bonheur, comme il a pour finalité non ce qui est en soi corruptible, comme le corps, mais ce qui dure toujours : la vérité immortelle, le royaume des Idées. L’amour éprouvé est un premier degré vers la connaissance, un mouvement qui serait le signe confus d’une tendance vers le vrai ne pouvant s’accomplir que par la philosophie, le philosophe réalisant au mieux ce mouvement et sa finalité. Cette tendance vers le vrai, qui est le mouvement de l’amour, est pensée dans le Phèdrecomme souvenir nostalgique et obscur du royaume des Idées contemplé par les âmes avant leur insertion dans un corps : ce qui est absent et manque est la vérité vers laquelle chacun tend sans le savoir, le degré le plus haut de cette tension étant la philosophie, amour de la sagesse autant que mouvement même de l’amour, sagesse qui n’est telle que par l’accomplissement adéquat de l’amour. De fait, la plupart se trompent et, parce qu’ils ne le comprennent pas, confondent le mouvement vers l’absolu qui les anime avec un désir immédiat pour tel corps, tel visage, beau aujourd’hui et demain disparu. Même les bêtes seraient animées de ce mouvement que seul le philosophe peut réellement accomplir.

Mais Alcibiade, sans avoir entendu ce discours, commence pourtant par soupçonner Socrate : « […] crois-tu un seul mot de ce que Socrate vient de dire ? Tu sais bien que c’est tout le contraire de ce qu’il disait qu’il voulait dire ». On pourrait penser qu’Alcibiade confond croyance et savoir, rhétorique et philosophie, et que sa remarque est l’indice de sa confusion. Mais, en même temps, cette remarque affirme la nature volatile du discours, l’impossibilité qu’il soit un moyen pour l’être d’être saisi, sa nécessaire instabilité : Alcibiade, après le discours philosophique de Socrate, l’élaboration d’une parole se voulant apparemment vraie et sans différence – bien que Socrate, durant son intervention, rapproche étrangement, quoiqu’on en dise, Diotime des sophistes et semble signaler lui-même l’ambivalence des propos qu’il rapporte : « Et elle, comme le ferait tout sophiste accompli, de me répondre » –, réintroduit par sa remarque la différence et le chaos dans le discours, niant non seulement ce que vient de dire Socrate mais la possibilité d’un rapport entre le discours et la vérité, d’un discours qui parviendrait à saisir l’objet dont il parle. Par cette remarque, Alcibiade signifie un autre type d’absence que celle qu’évoquait Socrate : l’absence du discours à lui-même, celle qui marque tout discours qui par nature s’absente de ce qu’il dit pour dire autre chose qui ne peut non plus être dit. Enfin, cette remarque d’Alcibiade rejoint ce qui structure la suite de son intervention : l’identité de Socrate et d’Eros car, comme l’ambigu, le mobile, l’insaisissable Eros, Socrate disant une chose qu’il ne dit pas, puisqu’il veut dire le contraire de ce qu’il dit, serait lui-même tantôt ceci et tantôt cela et, comme Eros, introduirait le chaos dans le discours. Alcibiade retourne l’argumentation de Socrate et désigne celui-ci comme étant Eros, dieu mobile, multiple et insaisissable pour la pensée, autant que démon du discours.

Dans son intervention, Alcibiade identifie Socrate à Eros, transformant la question « qui est Eros ? » en une autre question : « Eros peut-il être parmi nous et, si oui, qui est-il ? ». La question « qui est Eros ? » vise la nature du dieu, c’est-à-dire l’essence de l’amour : quelle est la nature d’Eros, qu’est-ce que l’amour ? La question transformée par Alcibiade substitue le « qui ? » au « qu’est-ce que ? ». Cette transformation de la question initiale nie la possibilité de la démarche ascensionnelle de Socrate : pas de ciel des Idées à contempler, ce qui est n’existe qu’ici-bas et ce qui existe ici-bas n’est pas, se perd au contraire dans le pluriel, le multiple, le divers, le devenir, la répétition, la différence. La pensée est déchargée de la question de l’essence et implique celle qui demande « qui ? » ou « quoi ? ». A cette question, il ne peut être répondu de manière univoque et certaine puisque le « qui » ou le « quoi » se reflètent dans la série infinie des « qui » ou des « quoi » possibles, rendant la pensée à son errance, à son chaos, à la prolifération des discours : l’objet de la pensée ne peut être saisi par elle et demeure en excès. A la question d’Alcibiade ne peut être répondu que par un je pense à, je pense à Socrate ou je pense à toi, Socrate qui devient la formule de la pensée même, penser étant toujours un je pense à toi.

Socrate-Eros amoureux d’Alcibiade demeure, face à Alcibiade amoureux de Socrate, un être énigmatique, inatteignable, de même que Socrate laisse entre lui et Alcibiade une distance qui rend celui-ci hors d’atteinte – être hors d’atteinte définissant le mouvement même de l’amour, l’inverse de celui défini dans le discours de Diotime-Socrate où le mouvement philosophique de l’amour permet d’atteindre l’Idée. Socrate est perçu par Alcibiade comme un être toujours double, avec un « air de faux naïf qui lui est si caractéristique », un être qui demeure insaisissable, ambigu, incompréhensible. N’est-ce pas ainsi que Socrate est perçu par tous, insaisissable et multiple tel Eros (« A ton habitude, tu surgis à l’improviste, là où je m’attendais le moins à te trouver ») ? Socrate qui, par exemple, refuse apparemment de coucher avec Alcibiade mais n’hésite pas – innocemment ? – à s’allonger la nuit à ses côtés dans son lit ou, nu, à pratiquer la lutte avec ce dernier. Ou bien Socrate qui recherche les beaux garçons et se fait beau pour aller au banquet donné par Agathon (« je désire être beau pour aller chez un beau garçon ») : « Vous observerez en effet qu’un penchant amoureux mène Socrate vers les beaux garçons : il ne cesse de tourner autour d’eux, il est troublé par eux. D’un autre côté, il ignore tout et il ne sait rien, c’est du moins l’air qu’il se donne ». Mais, en même temps, Alcibiade peut déclarer au sujet de Socrate : « Laissez-moi vous le dire : que le garçon soit beau, cela ne l’intéresse en rien, et même il a un mépris inimaginable pour cela ». Que veut Socrate ? Etre un objet de désir, amoureux des beaux garçons et jaloux de ses rivaux – un objet de désir qui en même temps persiste à maintenir l’absence dans le désir et travaille à demeurer lointain, ambigu, impossible à définir ? Il semble difficile de répondre tant son être paraît ambigu et multiple, tant ce qu’il manifeste n’est pas univoque. Dans Le Banquet ou d’autres dialogues, alors qu’il serait facile à Platon de dissiper l’ambiguïté, il la maintient pour en faire une définition récurrente qui, au lieu de clore le questionnement concernant ce qu’est Socrate et le statut de son discours, le laisse ouvert et indécidable. N’est-ce pas comme un être qui semble tantôt ceci et tantôt cela, dont le discours serait ambivalent, que Platon présente volontiers Socrate, son caractère énigmatique, déroutant et insaisissable étant, par exemple, souligné une fois de plus à la fin de ce dialogue ? Socrate, après avoir passé la nuit à parler, à écouter et à boire, semble capable de pouvoir parler encore et encore, sans cesse, comme une mécanique vivante et mystérieuse, un être possédé par une force singulière – celle du dieu sans doute, dont Socrate est habité, dont il est la forme humaine et sensible et qui parle par sa bouche : encore un double – alors que tous les autres sont épuisés : « Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s’il s’agissait de n’importe quelle journée. A la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer ». Qui est Socrate ?


L’amour et Eros demeurent un problème, moins en tant qu’ils posent des difficultés à la pensée que parce qu’ils l’entraînent dans un mouvement fou traversant toutes les limites et d’abord celles de la pensée et du discours. L’amour et Eros empêchent la pensée de saisir son objet et par eux le discours ne peut « atteindre à la clarté et à l’accord avec soi-même » (Phèdre). Au contraire, la pensée et le discours sont forcés à un nomadisme qui leur impose d’atteindre leur limite, de s’engouffrer sans repos dans le chaos qui les traverse. Si l’amour et Eros sont des problèmes, c’est surtout en tant qu’ils défont les limites de la pensée et du discours, les redistribuent selon les coordonnées obscures et mobiles du devenir. Ce n’est donc pas comme représentations difficiles ou obscures que l’amour et Eros sont problématiques, mais comme forces qui agissent sur la pensée et la désorientent, ruinant ses coordonnées, peut-être ses aspirations, pour la laisser aux prises avec un excès qu’elle ne peut saisir, qui sans cesse, comme Socrate, surgit ailleurs, pour d’autres pensées et d’autres discours – la pensée et le discours ne pouvant se soustraire au je pense à toi. C’est ce caractère problématique d’Eros que marque Platon lorsqu’il pose, dans Le Banquet, la question de l’amour et d’Eros, même si au premier abord l’amour et Eros ne sont des problèmes que pour la pensée commune et à cause des limites de celle-ci. Pourtant, l’intervention d’Alcibiade, qui clôt le texte, pourrait affirmer autre chose : Eros serait un problème aussi pour la philosophie, un problème qu’elle ne peut réduire aux coordonnées qui sont les siennes et qui demeure tel, ruinant autant les certitudes de l’homme du commun que celles auxquelles aspire le philosophe.

Ce rapport à un objet sans cesse absent et mobile – c’est-à-dire un problème – est en même temps ce qui pousse la pensée à penser, à produire du discours, à la prolifération de la pensée liée à un excès qui efface l’être au profit du devenir. Incapable de rejoindre son objet, de se refermer sur sa saisie, la pensée ne peut que penser, continuer à penser, affirmant des possibles qui relancent la nécessité de la pensée. L’objet absent est ainsi moins un manque qu’une force qui agit sur la pensée et la force à penser selon un devenir qui, traversant le monde, n’a pas de limites. Dans ce mouvement, le problème demeure ce qui échappe au discours et à la pensée autant qu’il ne cesse de surgir dans le discours et la pensée dont il devient le cœur, le centre fuyant, mobile, absent – le dehors est dedans, producteur et destructeur de ce qu’il produit, au cœur de celui-ci et au dehors, infiniment. Selon la formule amoureuse du discours d’Alcibiade, la pensée ne cesse alors de répéter je pense à toi, un toiabsent pour un je absent, un toi qui est toujours autre pour un je qui est toujours autre : formule même de la pensée et du discours – la formule de l’amour.



Jean-Philippe Cazier

Petits parcours rhapsodiques sur le Mal

Surdité (sur la musique)

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Déjà, l’intitulé « sur la musique » ne convient guère. C’est en effet la considérer sinon comme un objet, du moins comme un domaine. À ce compte, elle constituerait un objet comme un autre ; elle deviendrait une pure et simple affaire de connaissance.

On notera toutefois l’écart qui existe entre une telle connaissance – par exemple celle de la nature, des sources ou de la structure de telle sonate de Beethoven – et de son efficience (mais cela ne devrait se dire qu’au pluriel) en chacun de ses auditeurs, et à chaque instant que Dieu fait. Cette différence est au fond d’école ; elle instruit sur la distinction qu’il y a lieu de faire entre le savoir et le sens. Le premier satisfait l’esprit alors que le second touche à l’existence concrète et ouvre une recherche ou une question.

Et même, sur ce point, il convient d’établir une nouvelle différence. Il existe en effet une distance entre l’expérience commune et concrète de la musique, le travail du sens, et ses modalités spécifiques de survenue dans l’existence. Et plus exactement encore s’agit-il des manières, évidemment multiples et à chaque fois très complexes, avec lesquelles la musique, ou une musique, intervient, se présente à nous à tel moment ou dans telle situation, sans que pour autant elle représente directement quoi que ce soit ou constitue pour nous ce qu’on appelle une connaissance. Dès lors, la musique est moins ou plus qu’un objet, et il devient impossible d’en traiter de façon pertinente dans la mesure où le contenu qu’elle présente en nous se soustrait à la thématisation. Nous sommes en tout cas au plus loin de la musicologie (pour les savants) et même de l’esthétique (pour l’amateur).


On sait un peu comment telle musique, n’importe laquelle, musique savante ou chansonnette, survient en nous. Nous nous doutons bien que sa manière répétitive – le ver d’oreille, le Ohrwurm– répète quelque chose en nous sans que nous sachions quoi. Theodor Reik s’est affronté à ce cas de figure dans l’ouvrage remarquable The Haunting Melody, dont une partie seulement est traduite sous le titre Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler. Toutefois, la tentative somme toute grandiose de Reik va encore dans le sens d’une connaissance, c’est-à-dire d’une objectivation possible de ce qui, de quelque façon que ce soit, n’est en vérité pas un objet. Il s’efforce de tirer de son expérience psychologique d’une répétition musicale (en l’occurrence un passage de la II° Symphonie, Résurrection, de Mahler) une vérité de savoir, en convertissant la musique en signification ou en la ramenant à des mots, des Noms et des relations. La musique est imputée et figurée en personnages. À cet égard, elle ne ferait jamais que cristalliser pour chacun, en en fournissant le medium, un désir ou un fantasme. Et même plus avant, elle symboliserait pour les humains – au sens fort du symbolique – en une sorte d’écriture psychique, avec la vitesse et la fluidité dont aucun langage en sa lenteur et sa mécanique n’est capable, ainsi que les nourrissons eux-mêmes en sont déjà manifestement les lieux et les occasions d’expérience s’agissant de leurs préférences concernant les boîtes à musique ou les comptines, la structure désirante ainsi que les attaches psychiques qui font l’individualité. Ce point est en tout cas précieux et il peut être généralisé, car il permet de comprendre l’attache des vivants (et sans doute pas seulement les humains ; on songe aux cigales de Platon et au grillon de Mallarmé) à la musique  et comment ils trament leur singularité et leurs rapports distributifs sur un plan dont le concept de « musical » désignerait réellement la consistance. 


Mais il existe encore un pas au-delà de cette manière de rendre compte de la musique. Et s’il nous conduisait vers la musique comme un fond, qu’on préférerait écrire et penser comme fonds, donc non pas au sens de l’intervention, de l’occurrence, de la répétition ou du rappel, toujours secondaires dans une situation, comme on met une musique sur un film, mais comme le film musical lui-même, bien qu’il ne soit pas encore joué ? Notre existence en serait précisément le déroulement ou la manifestation, avec son rythme et sa tonalité propres. La musique composée recouvrirait cette autre musique originelle et originale, la musicalité, dont la source et le plan se perdent néanmoins dans l’absence de commencement et dans les tréfonds des limbes. Et loin de nous unir à nous-mêmes grâce à la musique, nous serions distendus, pour ainsi dire presque sourdsà la musicalité en elle. Car lorsque nous écoutons la musique, nous n’entendons pas, parce que nous en restons à la musique. Et le véritable musicien n’est-il pas celui, compositeur, exécutant ou simple auditeur, qui crève la peau sonore de la musique jusqu’à s’en percer le tympan ? Etranges mouvements ou ballets intérieurs qu’on se gardera de confondre avec la régression, mais qu’on évaluera en songeant à la rigueur incomparable qui nous installe dans notre existence singulière, de même qu’une mélodie rythmée ne se confond avec aucune autre.

Le fonds que nous sommes ou plutôt déplions, ses variations ne faisant qu’un avec le thème, ou bien dont le thème nous échappe parce qu’il s’efface et se recouvre en se déployant, ne nous structure guère alors même qu’il nous individualise. Si nous nous y reconnaissons en quelque façon, si nous pensons y deviner ce qui serait notre « propre », il nous terrasse bien plutôt comme la composition d’une mélodie qui dès lors ne peut plus sortir d’elle-même ou se transcrire en changeant de portée,de même qu’il trame le délire d’être notre individualité avec laquelle nous nous présentons au monde et aux autres. Chacun : une présence musicale, un son, une résonnance, une réflexivité manquée, personne.


La musique ainsi conçue intervient, mais elle ne nous vient pas. En revanche, nous venons en elle, et, parce que nous sommes sa venue, il nous est impossible de la percevoir autrement que comme la noise ou la rumeur que nous sommes pour nous-mêmes. Elle nous espace (elle est ce qui espace dans la voix déjà, dans le bâillement du cri primal qui n’est que le lieu produit par cet espacement) autant que nous collons à elle. Cela a lieu avant le langage, cela hante ensuite le langage et la langue, enfin cela nous fait parler et chanter, car sans elle nous ne parlerions pas et n’échangerions que des signes et des signaux. Cette notation musicale, l’existence que et par où nécessairement nous sommes, referme la provenance. Elle la césure en produisant toute la distance entre la présentation et la représentation. Elle césure jusqu’à la présentation elle-même, qui n’est que de se séparer de soi, de s’anticiper aveuglément et de s’oublier pour toujours.

À cette présentation, dans cette césure, nous sommes radicalement sourds. Sourds d’avoir entendu et auditeurs d’une surdité. Ainsi les musiciens. Inversement, celui qui n’aurait pas entendu pourrait, en l’absence de musicalité, tout entendre et tout dire, puisqu’aucun fonds ne hanterait son langage et que rien n’y sonnerait ou n’y résonnerait. Il serait alors quelqu’un, mais il ne serait plus personne.


André Hirt

(Chronique du 16 – septembre 2013)


Theodor Reik, Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, traduction Philippe Rousseau, (Denoël, 1972). 

Algèbre de Deleuze

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Donner au mouvement de la variation une place centrale dans la philosophie de Deleuze cela tient au statut même de ce que Deleuze appelait la création des concepts. Une variation n’est possible en effet que par la liaison opérée dans une multiplicité en suivant un plan de composition ou une méthode conceptuelle originale. C’est qu’une multiplicité n’est pas seulement composée d’éléments ou de parties. La question n’est pas pour Deleuze d’envisager le multiple à la manière d’Alain Badiou qui distingue, à l’intérieur d’un ensemble, les éléments de leurs rapports (ou parties) sachant que ces derniers sont plus nombreux que les autres engageant, le long de ce débordement, une ligne d’erre. Deleuze ne raisonne pas en termes de nombre ni de surnombre. Il y a quelque chose de plus algébrique dans sa façon de penser.
Sans doute se souviendra-t-il de la manière dont Descartes, pour rendre compte de l’espace, renouvelle son approche de l’étendue par la création de dimensions. L’espace cartésien est directionnel et dimensionnel. Il possède vecteurs et repères. Ce n’est pas une approche faite de dénombrements pour compter éléments et parties. Peu importe de nombrer un ensemble. L’ensemble, il faut le construire avant d’en pratiquer un décompte. Et cette construction est précisément une multiplicité, une cartographie qui peut composer longitude et latitude, mais au lieu de les exprimer par une grandeur, on les qualifiera d’abord comme coordonnées (une ligne sera définie par une seule coordonnée, un plan en requiert deux, un volume suppose une coordonnée supplémentaire et rien n’interdit d’aborder des objets dont les coordonnées seraient infinies). On notera à cet égard qu’on pourra faire varier tous ces rapports par des fonctions, des variables, celles que Descartes nommera y ou x au lieu de les exprimer par des nombres, y et x étant susceptibles de recevoir des déterminations très différentes, entrant dans des problèmes qui ne sont pas encore ceux des nombres.
Une variable, cela définit donc davantage un vecteur et une dimension au lieu d’un ensemble de parties ou d’éléments. Voilà pourquoi Deleuze s’efforce de montrer à Badiou qu’une multiplicité n’est pas numérique, ni composée d’un multiple, mais qu’elle est une variation, une façon d’associer des espaces dont Descartes crée une nouvelle dramatisation, mais sans toutefois se rendre compte qu’on pourra diviser encore davantage les dimensions, les effeuiller entre-elles. Il serait possible d’imaginer, comme le fait Riemann, des espaces à n dimensions et de supposer par ailleurs qu’elles ne soient pas entières, qu’il existe des dimensions fractionnaires, des espaces qu’on peut découvrir, placés entre la longueur, la largeur et la profondeur, autant d’entités qu’on nommera fractales.
C’est là l’aventure de Mille Plateaux et d’une certaine manière un hommage à Riemann. Variation veut dire qu’on peut superposer des dimensions autrement pliées et selon des méthodes qui ne s’arrêtent pas au nombre, qu’on peut, du coup, les diviser de manière qui ne soit pas arithmétique, renouant ainsi avec une forme d’algèbre spéciale qui travaille avec des lieux (topoï) plutôt que des chiffres. D’où l’importance que Deleuze donne par exemple à l’idée d’angle chez Leibniz en ce que son ouverture embryonne un site non sans qualifier un point. Un point pour ainsi dire vivant qui ne se confond ni avec un élément, ni avec un nombre, mais avec l’intensité de l’angle selon lequel il peut se prolonger (ligne de fuite). C’est cette topologie que j’ai voulu suivre dans le livre sur Deleuze dont les divisions vont longer des vecteurs et des dimensions sans se laisser découper par ensembles ou sous-ensembles bien délimités. Aussi sommes nous très loin de Platon, dans la philosophie française, inaugurée davantage par la rupture cartésienne que je viens de décrire. Mais cette carte mentale, cette image de la pensée qui se dégage de l’algèbre particulière que je viens d’évoquer ne serait pas complète sans montrer l’importance d’Aristote contre lequel Descartes s’était battu et donc sans revenir à la conception du lieu qui est la sienne, celle qui donne à ce travail sur Deleuze une suite, notamment par une analyse de la féodalité, de la fragmentation de l’infini qu’elle découvre ( que je tente de décrire avec Ossuaires) et par une étude du Stagirite, de sa topologie ( à l’occasion d’une livre que j’avais intitulé L’âme du monde).
Cette ample variation qui part de mon premier travail est loin de s’achever avec cette seule étude. Elle aura sans doute à se mesurer, plus qu’à Badiou –mais à lui aussi !- à la philosophie de Hegel qui procède déjà par dimensions, par processus et rythmes même s’il apparaît bien comme le pire ennemi de Deleuze. C’est en ce sens que s’annonce pour moi la nécessité d’un livre sur la Phénoménologie de l’esprit étant entendu que l’ennemi trouvera certainement une meilleure place dans le réseau des amitiés que Deleuze dégage avec Qu’est-ce que la philosophie ? que ne le ferait le sourire de disciples des plus ardents. Ce serait là une suite, une fugue pour une variation nouvelle qui cherchera des contrepoints et des singularités dans la patience du négatif au lieu de la vitesse des joies et des affirmations que Deleuze devait trouver légitimement chez Spinoza.

J-C Martin
Postface à Variations, La philosophie de Gilles Deleuze pour l’édition anglo-américaine, traduction C. V. Boundas

Métaphysiques rebelles / Olivier Boulnois

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Le Moyen Age est l’âge du multiple. Difficile d’en composer la périodesachant qu’il en comporte d’innombrables par sa géographie très locale et son histoire si étendue. C’est au creuset de cette multiplicité, au carrefour de tous les effondrements (celui de l’Empire et des langues de l’universel) que le mot Métaphysique prend véritablement le sens que nous lui donnons aujourd’hui, non plus comme un ensemble d'études qui suivent la Physique d’Aristote, mais comme un monument d’objets spécifiques qu’on ne saurait visiter à l’aide d’une carte bien élaborée. Et autour de ces objets si neufs se produisent des querelles infinies à propos de leur réalité, leur singularité en même temps que leur universalité, querelle qu’Olivier Boulnois décline par des portraits qui vont de Thomas d’Aquin à Henri de Gand, en passant par Duns Scot, Ockham… sans oublier l’intrication des pensées néo-platoniciennes, Arabes, Chrétiennes...


De la métaphysique et de ses objets naissants, une analyse scrupuleuse aboutirait comme à une « ethnologie de notre propre histoire ».  Ce que la pensée cherche à clarifier sous le nom de Métaphysique ne sont ni des casseroles lisses ni des robinets, mais des figures tout aussi denses auxquelles nous avons donné les noms d’être en tant qu’Etre, d'Etant, de Dieu etc.  Il y a dans le foisonnement de la langue médiévale une détermination précise de l’Absolu, recherche de l’Absolu aussi réel qu’une coupe mais dont pourtant il est impossible de trouver le lieu substantiel. Ce pourquoi, indécidable dans le pointage de ses topoï, la Métaphysique est soumise à une perpétuelle altération, à un incessant mouvement de délitement qui lui confère l’aspect d’une expérience, celle d’un perpétuel point critique qui acte sa déconstruction. Entre le « postivisme logique » selon lequel il faudrait taire ce qu’on ne peut dire et la destruction de toute vérité localisée dans une présence, il y a un champ de bataille qu’Olivier Boulnois nous promet de sillonner quitte à entrer dans un espace rebelle, celui dont le titre du livre indique le chemin, un carrefour de Métaphysiques rebelles

Le positivisme logique se joue sur une étroite ligne, celle de ce dont nous pouvons parler, fidèle aux énoncés qui entrent dans nos catégories et notre expérience la plus factuelle. Et il serait illusoire de chercher à débattre de ce qui se place hors de cette ligne d’évidences.  D’où la poussière des faits, la collection des vérités démontrables qui s’accumulent sans jamais ne laisser place à aucune question, à aucune visite des enfers qui pourtant font nos vies, nos angoisses, nos stupeurs. A l’autre extrémité, la déconstruction semble envisager les choses de la métaphysique comme des absolutismes : ceux de la présence, présence aspirée dans l’arrière monde d’une idéologie dont la stratégie est sans cesse occultée et hors de prise, entrant dans une étrange mise en veille. Comme une garde dont l’occident ne saurait mesurer le pouvoir et l’impact sur le choix réel de son monde. Si la peinture moderne refuse de figurer le monde, la philosophie contemporaine refuse de considérer que l’Etre ait des propriétés figurables, l’infigurable de l’Etre rimant avec l’inconscient, l’oubli, le retrait, le secret dans lequel tout événement se trouve surdéterminé et comme mené hors d’une prise réelle -mais selon d’étranges retours, toujours difficiles à prévenir.


On dirait que le philosophe désormais ne peut plus tenter rien d’autre que de « se faire le ventriloque des différentes voix qui parlent en lui ».  Voix sourdes, sans issues sachant que « la référence au réel serait une illusion à déconstruire, les textes s’entre-signifiant à l’infini dans un jeu d’interprétation sans ordre, qui ne renvoie à rien d’extérieur au texte ». Mais la métaphysique ne peut-elle prétendre à un absolu dont l’extériorité ne soit ni une illusion, ni le miroir d’une idéologie dominante ? La métaphysique est-elle définitivement placée hors toute ontologie avec l’impossibilité de donner un réel aux spéculations de l’Absolu ? Peut-être ces questions bien posées proposent-elles une sortie honorable, celle dont l’Absolu ne serait ni un fait de langage ni l’autorité d’une illusion mais issu d’un croisement de l’histoire, une « pluralité d’esquisses » dont il resterait des strates à agencer. Et sous de telles strates rien n’interdit le projet d’en tenter l’archéologie. Alors d’une certaine manière, en recroisant toutes ces archives textuelles, appert une vérité capable de s’y localiser, non pas de façon dogmatique, mais dans la confluence de toutes les métaphysiques rebelles. Rebelles au réductionnisme positiviste, rebelles à la destruction critique, rebelles aux condamnations d’inexistence qui toujours ont placé la philosophie dans l’espace de l’hérésie et au bord d’une inquisition redoutable.


Cette approche du réel métaphysique, cette ouverture du spéculatif à l’amplitude de quelques esquisses archéologiques, Olivier Boulnois entend la mener selon ce que Kierkegaard devait nommer une « communication indirecte », une espèce de touche dont l’objet ne serait sensible que par le biais indirect de ce qu’on avait qualifié, par exemple en littérature, de discours indirect, énonciation dont la liberté touche à un réel frontalement impensable mais qui n’en est pas moins capable de faire voir un monde réel, un réalisme irréductible à la seule fiction. Ce programme d’Olivier Boulnois, fort intéressant, nous semble cependant en voie de naissance, le livre en lui-même ne répondant pas de manière accomplie à la promesse d’une métaphysique rebelle. Il y faudrait sans doute bien d’autres études à partir desquelles cette ethnographie métaphysique originale s’affronterait à la mosaïque médiévale dont l’ossuaire compose le labyrinthe puissant de la féodalité.



J. Cl. Martin


La chambre / Ed. Léo Scheer

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LA  CHAMBRE




Jean-Clet Martin




Roman




1


  
Depuis la lucarne, on pouvait voir le pont Kamaran, deviner la réverbération de l’avenue Messidor recoupant la rue Langlois selon un triangle caractéristique. En retrait du velux poussiéreux, sur la table du salon, presque carrée, se dessine le rond du cendrier avec, éparpillés autour, de petits points gris retenus prisonniers sous la trace collante d’une ou deux gouttes de vin profondément noir. Il y a belle lurette qu’on l’avait bu ensemble! L’image de Marlène, souriante, se lève de table, se réverbère vaguement à sa place. Elle est sur le point de poser le verre et de reprendre la conversation. Mais, au lieu de cela, c’est déjà fini, les contours s’étant fluidifiés, évaporés. Ne restent qu’un rond sur la table, avec d’autres marques, plus ou moins circulaires, plus ou moins récentes.

A travers les murs trop minces, on entend un air de Coltrane se forer un passage, à moins que ce soit un refrain tellement ressassé par le propriétaire des lieux que son écho imprègne la texture des tapisseries, démodées à force de répéter leur géométrie excessive tout au long.

Il fait tardivement nuit aujourd’hui, mais pourtant à peine. Cela aurait aussi bien pu être le soir, si la rue avait été plus animée. On aurait donc eu le temps de faire une dernière promenade avec Marlène, main dans la main, sans rencontrer personne. Il serait en réalité très tôt, seulement quatre heures. Au coin de la rue, on verrait qu’elle est étrangement vide… Pas une âme n’en croiserait une autre. Aucun souffle ne ferait bouger les feuilles. Il n’y aurait, du reste, nul arbre dans cette avenue que seuls le bitume et le béton pourraient envahir. Longeant le trottoir, une grande vitrine tracerait son bord lumineux sur le macadam. Un bar, largement ouvert à la rue, avec très peu de monde ! Elle serait rentrée rapidement, Marlène, prendre un paquet de cigarettes blanc, lisse et géométriquement parfait. Il faudrait sans doute l’attendre un peu dehors.

Marlène passerait derrière un homme, vu de dos, penché sur la rampe du comptoir. Un couple se trouverait assis, devant deux tasses blanches, silencieux, le regard perdu. La femme serait blonde, ou plutôt rousse, la chevelure passant derrière ses épaules revêtues d’une robe rouge. L’homme au complet bleu tiendrait une cigarette entre ses doigts minces, sans fumée nulle part pour épaissir l’air. Le lieu serait absolument dépouillé, à l’image des immenses vitrines : grands rectangles joints pour dessiner une anse à la transparence trop parfaite.

Le serveur ne dirait sans doute pas grand-chose à Marlène, caché derrière une immense machine à café métallique. Tout aurait l'apparence tellement irréelle qu’on se croirait en un monde trop pur pour accueillir quelqu’un. Même les immeubles d’en face refléteraient d’un seul pendant, l’aspect éthéré d’un rouge terre cuite. Les oiseaux de toute façon se feraient encore attendre de sorte que, décidément, l’heure ne sera pas encore arrivée à point nommé et qu’on pourra se rendormir, refermer le livre resté ouvert à côté du cendrier au rond tracé sur la table en verre carré du salon. Il s’agit, à bien y regarder, d’un livre d’art, feuilleté la veille, entrouvert sur une pleine page, précisant un fort joli bar, un tableau d’Edward Hopper nommé, comme l’indiquait la légende bien grasse, Nighthawks 1942… Le voilà qui s’anime à nouveau, avec son énorme vitrine, sur le papier glacé, et même se détache pour emplir la chambre : une projection murale, un cinéma d’intérieur.

C’était d’ailleurs cette illustration, ses tasses, ses clients nettement représentés qui avaient levé le chemin d’une promenade rêvée. Marlène venait de s’y glisser juste avant, le laissant au seuil de la porte à attendre pour rien qu’elle revienne avec des cigarettes… Sur la page de face, on peut voir un autre tableau où une belle jeune femme se tient debout, au sortir d’un lit défait, dans la pièce d’un immeuble inondé de soleil. Mais la date n’est pas la même ! 1961, indique le sous-titrage de cette toile nommée A woman in the sun… L’ombre portée de ses jambes musclées laisse imaginer l’astre diurne se lever de manière frontale. Elle est nue, les mains presque entrouvertes. Elle attend de tous les rayons matinaux qu’ils lui caressent les seins. On dirait d’ailleurs une fois de plus un spectre de Marlène… mais une Marlène un peu vieillie déjà… Elle se tient là, offerte, seule, sans compter sur la venue d’aucune personne. Poussé par une remontée d’alcool, absorbé à l’instant, elle ressemble d’ailleurs de mieux en mieux  à la Marlène rencontrée il n’y a pas même un an…/


/…On s’était connu trop précipitamment, juste au coin de l’avenue Messidor, non loin du pont Kamaran dont on entendait battre les pieds dans l’eau tumultueuse. C’était un soir quand, pour tuer le temps, on se croisait au hasard, devant un kiosque, feuilletant l’édition d’un journal régional. Une pièce, jaune et ronde, était tombée sous l’établi laissant dans l’œil une trajectoire évasive mais suffisamment dorée pour s’en inquiéter. Il convenait en tout cas de la ramasser et lui redonner avec l’air de penser à autre chose… Le journal, déjà entr’ouvert, se mit à glisser pendant que la main cherchait à payer sans y parvenir, puis, désarticulé, s’éparpilla cette fois-ci à terre… Il fallait bien en replier les cahiers désordonnés !

Son visage, familier, retenait encore le nombre incalculable de fois où l’on s’était croisé dans les magasins du quartier, le plus souvent le soir, à la caisse de l’épicerie, comme pour prévenir ainsi la nécessité d’une occurrence plus brûlante, l’inévitable coup du sort qui rendra fatale cette rencontre impromptue. Confuse, elle s’était baissée en même temps de sorte que, en évitant de se cogner, on devait nécessairement tomber sur une pleine page, elle, visant, par-dessus l’épaule, l’image d’un coin de terre qui n’était pas d’ici, comme une autre planète, un peu rouge, vue au travers d’un modem numérique :

« Euh… excusez-moi, dit-elle, ne sachant pas ce qu’elle allait dire tout en disant finalement n’importe quoi, s’agit-il des photos de la sonde spatiale dont on a annoncé hier soir qu’elle devait rester muette ?

-Il se peut bien après tout que ces clichés-là soient le résultat d’une sonde ! Cela en a tout l’air, surtout par la couleur irréelle des lieux…

-Oui, il n’y a là que des pierres… sans aucune vie qui s’accroche à elles… C’est parfait les pierres, dit-elle en comprenant que le vide de ses paroles ne faisait qu’empirer et qu’il était temps de se taire ! »

On s’était alors assis à la toute première table d’un bistrot chic, sans rien dire d’abord, d’un air gauche, tout près du kiosque, presque machinalement, mais de façon très naturelle, prétextant remettre de l’ordre dans les affaires, rafraîchir le journal, faire le compte des pièces inutiles dans la main, cherchant laquelle revenait à l’autre, en même temps que les pigeons tournoyaient dans l’air comme pour attendre une autre heure.

Editions Léo Scheer

Pointillisme de Peter Szendy

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A coups de points est le titre d’une expérience, celle qui conduit Peter Szendy à la limite, à l’horizon de ce qui déchire un texte comme autant de stigmates. Aucun livre ne se ferme sur soi. On y perçoit plutôt des lésions ouvrant dans la langue l’intrusion d’un passage pour fendre les mots, transperçant l’écran des signes par un écart ; lézarde laissant affleurer des images, des smiley, des suspensions, des guillemets, des bulles enluminées qui ne sont pas des phonèmes, ni des formes vocales.


Il y a un point atteint, point de non retour, point du silence dont l’effraction témoigne peut-être déjà d’une certaine tonalité. Il s’agit du silence qui laisse émerger des sonorités faibles, des soupirs qui bordent la moindre phrase mais comme pour la remplir d’une clameur inaudible, une exclamation, une interrogation dont la fronce, le dessin ne se laissent absorber par aucune grammaire. Naît alors comme dit Nietzsche un autre œil, une autre oreille, une écoute qui n’est pas celle de l’entendement, de l’entendre mais sans doute bien mieux d’une touche, d’une diastole dont la métaphorisation est délicate et impossible. La ponctuation apparait du coup comme « le meilleur exemple d’une marque non-phonétique à l’intérieur de la langue » (Derrida). Ce qui laissera dans la langue autant de pattes d’oie ou des pattes de mouche pour un enchaînement qui déborde toute syntaxe.


Les points sont des zones d’effractions où le langage s’indécide comme pour tourner les mots vers autre chose que la déclaration : un coup de marteau qui en fend la couverture pour lorgner vers le dehors, le non-sens, à moins de prendre le sens comme vecteur et orientation. Il s’agirait pour le moins d’une autre orientation de la pensée, lésée sans doute par une lésion qui fait de toute lecture une épreuve et une aventure. Ainsi des italiques qui rendent possible une espèce de stéthoscopie philosophique, notamment dans la manière dont Heidegger en use pour pointer le néant en accentuant nouvellement l’approche italique du principe de raison : « Nihil est sine ratione ». Il y a sous une telle accentuation une écoute multiple, un écart entre les oreilles qui rend à la langue une dimension non-phonologique, audio-visuelle, qu’on ne perçoit pas d'emblée et à laquelle nous sommes le plus souvent sourds. Ces points, ce pointage de l’écriture ne se fait pas de manière unique. Il se retourne, se renverse sur soi dans une forme d’incertitude qui fraie la vie de ce que Hegel appelait la « certitude sensible ». Alors chaque point se mue en un point de fuite inaugurant une dialectique infinie, un rebond dans la philosophie que Hegel ventile selon une logique qui n’est plus celle du logos, une logique du pointillé et du pointillisme dont les limites nous portent hors de soi, hors de la langue, hors de l’espace puisque « c’est dit Hegel par le temps que le point a son effectivité ».


Le vide du point chez Hegel se met à en découdre avec l'Etre, à faire des sauts, à battre, à clignoter selon une pointe pourtant vivante. Et ce qui point dans le point est sans doute l’infini, le dehors -ce qui fait irruption dans le fini pour lui insuffler la vie, la vitesse d’un rythme cardiaque. La vie, c’est le point devenu mobile, point qui reste hors de la ligne malgré son changement. Le point, sans être final, se tisse à des contrepoints comme si la texture de la nature n’était pas différente, sous ce rapport, d’un texte à la ponctuation complexe et suspendue. A l’alphabet des lettres dont la génétique aussi fait son beurre, il conviendrait de superposer l’alphabet d’une ponctuation. Une stigmatisation aussi essentielle au devenir d’un corpus que la figure calculée d’un génotype auquel elle fournirait plutôt ses momentsessentiels. Nulle séquence en tout cas sans point. Il s’agit donc bien sous ces coups de points d’une expérience qui est celle de la liberté poinçonnée au cœur de la matière.



JCM

Qu'est ce qu'un sujet? / Jean-Luc Nancy

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La question ne peut être posée. Un « sujet », précisément, n’est pas quelque chose. Il n’est pas quelque chose et il n’est pas, si du moins on donne à être la valeur d’une forme ou d’une autre d’ontologie substantielle. Le sujet n’est pas comme une chose est ; il n’est pas non plus comme un "être" est, car son unité ne peut être comptée du dehors de son affirmation ou de son acte de sujet.

S’il est, il est selon la valeur d’un verbe « être » entendu non comme copule d’attribution mais dans la pleine force verbale d’un acte. « Il est » doit alors s’entendre à la manière d’un verbe d’action (y a-t-il d’ailleurs, en général, des verbes qui soient d’état et non d’action ? on peut en douter). Il doit s’entendre de plain-pied avec « il marche », « « il peine », « il parle », « il pense ».

Mais quelle est cette action d’être ? C’est l’action de sortir du néant. C’est l’irruption, le jaillissement, la levée ou le bond de l’impossible sans qu’aucun possible ait précédé, aucun plan, aucune intention, aucun choix ni aucune nécessité – aucune « cause », donc ni aucune « puissance ». (Aristote lui-même affirme que l’acte seul est réel et que la puissance ne peut être dite qu’après et d’après lui.)

Pour cette raison, « il est » ne peut pas rigoureusement se dire. Seul « je suis » peut convenir. « Il est présuppose » un locuteur et pose un constat. Tout doit être déjà donné, l’énonciateur et le contenu de l’énoncé. Mais « je suis » n’énonce rien de donné avant l’énonciation. « Je suis » énonce le don de soi – don à soi-même et au monde. Ce « don » n’est pas un acte de générosité, il est le « il est » ou bien le « qu’il y a » dépourvu de tout préalable. « Il est » en personne surgissant : étant !

En ce sens, « je suis » n’est pas exclusivement ni d’abord l’apanage du sujet parlant (pensant). Il faut plutôt dire qu’il se prononce silencieusement en toute existence singulière (il n’y a d’exister que singulier, c’est-à-dire un par un) et que le sujet parlant ne vient au monde que comme la reprise et l’expansion de cette affirmation tacite venant à se proférer comme sens – c’est-à-dire comme envoi ou renvoi (à soi-même, à d’autres, à l’autre en soi, à soi en l’autre).


« Je suis » – parlé – n’ajoute rien à « je suis » – muet. Il redonne le don d’être, il le redonne à lui-même, en somme, et en le redonnant il l’adresse comme une attestation. Je témoigne de mon être, ou mon être est un être qui témoigne d’être et par conséquent témoigne de l’être en général : par « moi » tous les étants attestent ou sont attestés en tant qu’ils partagent l’être.

La parole « je suis » - c’est-à-dire la parole, absolument, car il n’est pas de parole sans "je" et pas de "je" sans suis – cette parole ne dit « mon » être qu’en disant l’être de tout étant, disant ainsi en outre que l’être n’est autre que son propre dire, à savoir son sens et non sa simple position. Aucun étant n’est simplement posé (sauf lorsqu’un sujet le dispose devant lui, comme Descartes le fait de la cire). Tout étant est "de" et "dans" l’acte d’être (de) son sens. Sens veut dire : que l’être n’est pas une chose, mais une attestation, une profération portant témoignage de ceci, que le monde est là. Pas un « sens », si l’on veut – mais certainement pas un fait brut ni une pure insignifiance… (sinon, cela n’aurait tout simplement pas lieu).

Que le monde est là – contingente nécessité – tel est le sens du mot « création », déclare Wittgenstein. « Je suis » est donc l’affirmation de la création. Ni « je suis créé », ni « je suis créateur », mais l’être est la sortie de rien, chaque fois répétée et dans chaque « je suis » - muet ou bien parlant – remettant en jeu son sens d’être.

JLN Juillet 2007
Préface à Ego sum
Trad. Juan Carlos Moreno,
ed. Anthropos, Barcelone, 2008

A la mémoire d'un Ange / Alban Berg

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Pour Nicholas et Zoé…


« Suprême dissonance géante dans la consonance de l’or

Dans la constance d’un orchestre amour du jugement

immense

Dans le déchirement d’enfance double requiem des

 morts

La forme du son par la mort, le sein inconnu de la mort,

et le jeune ange par la mort et l’artiste entier vers la mort ;

[…]

Alors dit le pauvre violon la phrases des tons entiers

[…]

Alors travaille une mort sans laideur

Agrandie en perfection jusqu’au gémissement de lumière »


Pierre-Jean Jouve écrit, décrit ici cette œuvre ultime d’Alban Berg que le musicien vient de composer, juste avant de mourir lui-même. C’est son requiem, il l’ignore, alors qu’il désire penser et chanter dans le souvenir (Andenken) celui de la jeune Manon Gropius, fille de l’architecte et d’Alma, la veuve de Mahler, qui vient de s’éteindre. On le sait peut-être, mais ce Concerto pour violon est le premier, qui, de manière significative, est écrit dans la technique dodécaphonique et entend hisser cette dernière à la dimension lyrique. Une structure formelle aussi rigide et contraignante que le dodécaphonisme est-il en mesure de délivrer quelque émotion que ce soit ?

Songeons un instant à une forme ou à une architecture, songeons à une structure qui n’autorise aucun écart, songeons enfin à une forme qui doit, seule, rigoureusement seule, conduire un discours musical (mais je pense en même temps à l’art en général, à Valéry). À l’opposé, la matière, quant à elle, ne serait jamais que l’évanescence des choses et le travail du temps, le fugace et le transitoire, en un mot la mort. Comment une personne aussi sensible que Berg a-t-elle seulement pu trouver, humainement, dans la technique musicale nouvelle de quoi gagner en intensité et peut-être en vérité d’expression ? Outre toutes les raisons savantes que l’on peut alléguer à ce sujet, pour la plupart objectives, tenant à la logique souterraine de l’histoire et du développement des arts, à leurs contraintes propres qui ne font assurément qu’un avec le devenir des civilisations, il peut apparaître légitime d’en privilégier une plus immédiate et directe qui veut que le matériau artistique se doit d’être ajusté à la disposition nerveuse présente, dont le système d’affects n’est que le résultat éprouvé, afin de ne pas faire glisser la composition sur un plan qui ne pourrait prétendre qu’à l’effet et non au soulèvement d’une pensée recueillie  qui se tienne, qui soit exacte et juste, comme toute diction doit être.

Interrompant la composition de Lulu, qui ne sera jamais achevé, Berg écrit ce Concerto en deux parties. La vie et la mort alternent leurs tonalités, le second mouvement trouve des supports citationnels dans une Cantate de Bach (Es ist genug, BWV 60, O Ewigkeit, du Donnerwort) et dans une chanson populaire de Carinthie. L’œuvre débute au violon par les quatre cordes à vide, puis la mélodie ou en l’occurrence la série des douze sons s’égrène sans qu’il soit possible de répéter une seule note avant que les onze autres aient été énoncées. La musique : désormais une forme qui tourne en et sur elle-même, la roue d’une temporalité dont la loterie répétitive ne cesse de produire des différences, un Eternel Retour en ce sens très précis de la relance, mais une éternité.


Dans le Concerto, plus jamais la musique et nous-mêmes ne toucheront terre. Jamais le violon, alors même que la littérature qui lui fut consacrée est pour un compositeur pour le moins intimidante, n’aura touché autant à sa nature. On passe de l’usage de l’instrument à son idéalité. Le violon ne joue plus du violon, il a percé sa caisse et son cœur et s’oublie dans son chant. La mort du violon et celle de ceux qu’il transporte se lovent ailleurs.

De l’évidence des quatre cordes à vide du commencement, transmuées en élégance, jusqu’aux moments d’assomption, ceux de l’apaisement, entre extinction et victoire sur la douleur, entre mémoire déchirante et paix du repos, le jeu du violon s’avance comme des pas dans l’au-delà. Il n’y a plus de sol, la musique n’appartient plus à la Terre, à moins qu’elle ne signifie ce qui nous emporte déjà dans la vie et qui trouve sa résolution sur la dernière note aiguë et ténue, pour nous limite, de l’œuvre. « Quoi ? L’éternité ».


La jeune Manon devient ainsi la figure angélique, la figure de l’être-musical, comme l’effigie dont il y aurait, peut-être, un équivalent solide dans le moulage du bas-relief, le marbre du musée de Chiaramonti que Freud avait placé au pied de son divan d’analyste, là-bas à Vienne aussi, Berggasse (la rue de la Montagne, mais aussi, pour nous qui écoutons le Concerto, la rue de Berg !) et que l’on connaît sous le nom de Gradiva. Des pas, mais des pas qui effleurent à peine le sol, qui auraient concentré tous leurs mouvements passés et à venir, toute leur mémoire donc et même celle de leur futur. L’aura est ce qui vient de loin et qui nous touche de près. C’est ce que l’on sent venir comme une crise et qui va nous renverser. La musique, comme Gradiva que je regarde, est ce qui s’avance dans la vie, que l’on perçoit néanmoins appartenir à un autre monde, venir par conséquent d’un autre monde. Alban Berg aura composé ces pas sur les douze notes, depuis la mort de Manon et la sienne propre. C’est ce que la musique a toujours fait, si on y réfléchit et si on est disposé à recueillir l’haleine de l’ailleurs. Le Concerto de Berg est la figuration de la musique, la limite entre l’apparition et la disparition. En écoutant, nous recevons malgré tout les simulacres, comme dirait Lucrèce, de ce que nous ne percevons même pas, tellement le seuil de notre sensibilité est faible.


Romantisme encore de Berg ? (rappelons seulement son tempérament et ce qu’il hérite et cristallise de Mahler, dans ce Concerto plus que dans d’autres œuvres, en se remémorant les Kindertotenlieder). Assurément, à la seule condition toutefois d’y entendre l’enlèvement et le déplacement par la structure formelle, le renversement plutôt qui ouvre l’aura depuis la forme et qui ne provient plus de la matière terrestre. Celle-ci est traversée par la forme, qui la dégage de sa contrainte subjective. En elle, en son apparence figée et autoritaire se dépose et se recueille l’expressivité de ceux que la mort a ravis à l’expression.


André Hirt, Chronique du 16


Alban Berg, Concerto für Violine und Orchestra « Dem Andeken eines Engels » (1935), Isaac Stern, New York Philarmonic Orchestra, Leonard Bernstein, Praga.


Pierre-Jean Jouve, Alban Berg 1936, Tombeau de Berg, Jeune fille (Mémoire d’un ange), in Œuvre, I, Mercure de France.

Occident : dément, tellement / A propos de "Derrida, un démantèlement de l'occident"

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« On dirait un démontage et un remontage d’éléments 
qui dessinent une autre carte de l’Occident et de son histoire».
Jean-Clet Martin



La force du livre de Jean-Clet Martin, Derrida -Un démantèlement de l’Occident, est d’offrir non pas une interprétation subversive de la déconstruction derridienne. Que serait d’ailleurs une interprétation subversive d’une philosophie qui se veut la subversion même et de la philosophie et de l’Occident ? Une telle interprétation risquerait de finir dans la redondance de la paraphrase et du commentaire scolastique. Son ambition est tout autre et bien plus intéressante. Elle consiste à pratiquer une lecture fidèle du texte, sensible à sa lettre et principalement préoccupée, au fond, par sa littéralité, qui est suffisamment transgressive de toutes les croyances du monde pour faire de cette lecture un événement. Lire peut devenir un événement et peut en produire : telle est l’heureuse nouvelle portée fièrement par ce livre. De plus, cette subversion à l’œuvre dans la déconstruction s’expérimente en se confrontant par la lecture elle-même à cette lettre du texte. Il suffit de se laisser prendre par la lettre derridienne pour vivre la force de subversion et de transformation de soi à l’œuvre. L’ouvrage de Jean-Clet Martin est donc d’abord une belle confrontation entre deux philosophes que rien ne destinait à se rencontrer. Si la rencontre a pu avoir lieu, c’est parce que le premier avait le désir, de plus en plus rare en Occident, de comprendre l’autre et de le lui montrer en nous le disant et en l’écrivant.   

Mais entrer dans la littéralité d’un texte ne consiste pas non plus à répéter une pensée critique. C’est pourquoi lire un philosophe n’est peut-être pas ce que l’on croit. Cela ne peut pas relever du commentaire comme on en trouve trop souvent chez beaucoup de lecteurs, même derridiens, qui se contentent de répéter des idées sans en mesurer et évaluer les enjeux. Il y a incontestablement une bêtise inévitable dans toute lecture et chez tout lecteur de Derrida à partir du moment où l’interprète se contente de formuler sans prise de risque une thèse ignorant de voir ce qui en elle dérange, subvertit, choque, démantèle, bouleverse, déconstruit. Trop de textes consacrés à la déconstruction sont encore victimes de cette bêtise herméneutique qui neutralise ce qui s’y dit de non neutre, d’engagé, de radical et donc de critique. Le derridien est une langue qui s’apprend dans la patience ou l’effort et peu nombreux sont ceux qui aujourd’hui peuvent prétendre la parler et la comprendre. Non, l’ambition du livre de Jean-Clet Martin ne peut donc pas consister à répéter une pensée critique sans prendre en même temps en compte ce qu’elle fait subir au lecteur lui-même. De quelle manière elle le conduit en des lieux où la pensée ne peut que se retourner contre celui qui croyait comprendre et qui, en réalité, n’y comprenait rien, comme c’est souvent le cas des lectures naïves qui gouvernent encore l’espace d’interprétation de la déconstruction. 

Cependant, son titre pourrait donner l’impression que l’auteur s’est laissé prendre au piège de l’interprétation subversive apparemment contenue et affichée dans le sous-titre de l’ouvrage en question, un démantèlement de l’Occident, mais celui-ci est peut-être trompeur car très loin d’épuiser sa littéralité interprétative. En réalité, nous ne soulignerons jamais assez l’importance historique et critique de cet ouvrage qui est l’un des rares textes à avoir l’ambition de proposer une lecture d’ensemble de la pensée de Derrida. Même si l’auteur, à plusieurs reprises, rejette la possibilité de reconnaître à l’œuvre dans la déconstruction une unité voire une totalité présente, il n’en reste pas moins vrai que c’est ce postulat qui fait l’une des originalités de cet ouvrage. C’est son ambition et aussi son courage intellectuel que de se mettre à l’affût non pas d’une stérile unité de la pensée, mais d’un sens qui fait plus qu’éclairer une philosophie difficile et complexe qui a égaré et perdu plus d’un interprète. Le sens ne veut pas forcément dire que les concepts derridiens se fermeraient sur eux-mêmes, sa recherche ne conduit pas naïvement à l’identification dogmatique de thèses autarciques qui le plus souvent ne communiquent pas avec le réel, même s’il n’y a pas le réel en tant que tel, mais bien chez Derrida des intuitions, des prises de position, des points de vue, des décentrements qui éloignent certes d’une philosophie à thèses et dogmatique, mais qui donnent en même temps la possibilité de penser cette pensée comme un véritable chantier conceptuel autant que critique. Rien ne serait plus faux de faire des concepts derridiens des entités repliées sur elles-mêmes et ne communiquant pas avec le monde. Le livre repose donc sur un rapport nouveau à ces nombreux concepts derridiens qui donnaient l’impression de mal vieillir et d’être devenus impraticables, en leur donnant une nouvelle vie, en leur insufflant une existence nouvelle comme si comprendre devenait une action de survie. 

Il ne sera pas ici possible d’analyser les nombreux exemples des concepts classiques derridiens que l’auteur ressuscite bien que cette opération constitue très probablement la force première du livre, comme si ce qui animait l’interprète était de montrer que les concepts derridiens aussi sont animés par une force de survie que la lecture, digne de ce nom, est seule en mesure de reconnaître véritablement. C’est en ce sens que cet ouvrage a quelque chose de rare et de puissant qui pourrait bien faire de sa publication un tournant dans la réception de la déconstruction derridienne et, en conséquence, donner vie à des recherches non-académiques et non-neutralisantes portant sur la déconstruction, lesquelles manquent terriblement aujourd’hui comme si une chape de plomb interdisait cette liberté intellectuelle qui semble avoir fui les institutions Universitaires actuelles et qui expliquent que des pensées critiques ne soient plus étudiées en profondeur comme elles le mériteraient. Cet ouvrage annonce peut-être cette révolution intellectuelle à venir qui pourrait tout bouleverser y compris le conservatisme des institutions. 

Il est vrai que les livres en langue française sur la déconstruction ne sont pas nombreux par rapport à l’influence de celle-ci au niveau mondial. Les quelques ouvrages qui existent en langue française et qui ont donc tenté de comprendre l’événement déconstruction sont le plus souvent des textes scolaires qui n’osent pas conduire l’interprétation là où Derrida aura conduit ses propres interprétations, comme s’il y avait une loi qui interdisait de rompre trop vite avec les clichés académiques qui alimentent la réception de la déconstruction, lesquels clichés conviennent à tout le monde et particulièrement à ceux qui ne veulent pas qu' une pensée donne lieu à ses potentialités critiques que rien ne pourrait arrêter. Il y a donc une immense censure académique qui s’exerce en permanence sur les pensées critiques et dont la déconstruction est peut-être la première victime. C’est aussi contre cette bêtise de toutes les académies que ce livre lutte.

Le projet de Jean-Clet martin est donc de nous faire comprendre que la déconstruction n’est pas ce que l’on croit, à savoir : ni une philosophie d’inspiration littéraire recherchant dans les textes de cette tradition de quoi valider dogmatiquement ses hypothèses de lecture ; ni une herméneutique, même critique, postulant la nécessité de parvenir au sens des textes lus pour en tirer une force critique qui alimenterait à son tour l’interprétation elle-même ; ni, et encore moins, une philosophie du langage qui réduirait le monde à ses expressions linguistiques ; ni une pensée de la politique à la recherche des principes à partir desquels réinvestir la politique par le politique ; ni une éthique à même d’accueillir l’altérité toujours étrange et étrangère de tout vivant ! La déconstruction ne peut se retrouver dans ces mots qui obéissent à une toute autre économie que celle qui obsède cette pensée. Alors, c’est quoi la déconstruction ? Le livre de Martin est un début de réponse à cette immense question à laquelle peu se sont consacrés. L’ouvrage, avouons-le, sans volonté aucune de relativiser son importance, ne nous le dira jamais explicitement probablement, c’est mon hypothèse, car ce n’est pas une réponse que l’on peut donner sans prendre des risques, sans mettre en péril les enjeux mêmes de son écriture, sans fragiliser toute l’entreprise en voie de réalisation, autrement dit, sans se nier elle-même. Il y a comme une crainte assumée qui parcourt ce texte et qui en fait toute sa beauté, crainte d’aller trop loin, crainte de dépasser les bornes de la déconstruction, alors même que c’est elle qui aura passé son temps à le faire. 

L’idée qui obsède ce livre dense n’est jamais exprimée comme telle, n’est jamais avancée comme hypothèse et n’apparaît que quelques fois, enveloppée dans un discours qui s’avance masqué au meilleur sens du terme. Il y a une prudence touchante qui peut être repérée entre les lignes, mais qui, dès qu’elle a été ressentie, disparaît sur le champ. C’est la pudeur de l’interprète qui le sauve du danger de toute lecture. Voici ce que je crois avoir compris de l’idée qui est donc à la fois omniprésente et le plus souvent absente et qui apparente ce texte à quelque chose comme un traité de théologie négative : la déconstruction est une tentative de démanteler la cruauté de la souveraineté comme invention majeure de l’Occident ! Dit plus simplement : la souveraineté est cruelle, toute souveraineté est cruelle d’une cruauté qui s’adresse et vise l’autre mais aussi d’une cruauté qui s’affecte elle-même, qui s’auto-affecte cruellement. La souveraineté, c’est la cruauté même ! L’Occident n’existe que par la cruauté de la souveraineté qui le fonde, le gouverne, l’habite et le détruit en l’autodétruisant depuis toujours. La souveraineté est l’autre nom destructeur de ce qui s’appelle encore la raison, la subjectivité, l’Etat, la science, le droit et l’homme comme souverain absolu, c’est-à-dire comme sujet souverain de la cruauté. Cette cruauté de la souveraineté conduit l’Occident à ériger la cruauté en souveraineté et l’homme occidental à s’en faire son porte-parole. Il y a dans l’ouvrage en filigrane une histoire critique de la souveraineté dont la souveraineté du peuple est peut-être la dernière tragique manifestation. 

Cette thèse impossible est difficile à mettre en œuvre dans le mouvement interprétatif lui-même car il s’agit au fond de lui être fidèle, d’être fidèle à la possibilité impossible de dire et de penser à la fois l’Occident comme règne de la souveraineté tout en imaginant un autre règne pour le moment impossible : celui de la non-souveraineté, de l’a-souveraineté comme on parle d’an-humanité. Comment penser une non-souveraineté, comment se penser comme non-souverain alors même que toutes les institutions occidentales ne vivent que de la nécessité de cette souveraineté telle qu’elle vit à la fois dans la subjectivité, dans la raison, dans l’inconscient, dans l’Etat et même dans la philosophie puisque c’est cette dernière, en son origine grecque, qui a institué cette souveraineté ? Comment faire de la philosophie une déconstruction de la souveraineté sans repenser et subvertir en même temps tous les concepts qui sont à l’origine du maintien de son existence en tant que domaine privilégié de cette cruelle souveraineté comme propre de l’homme ? L’idée d’un propre de l’homme au sens d’une propriété qui lui serait par nature sienne est le triomphe de cette cruelle souveraineté.

Ce n’est par conséquent en rien un hasard si la démonstration de Jean-Clet Martin se clôt sur la question de l’animalité. On ne peut comprendre cette emprise de la souveraineté sans prendre en compte l’animalité comme figure qui a été construite en opposition absolue avec elle. Ce à quoi nous invite donc ce livre est de penser d’autres formes de souveraineté qui auraient neutralisé leur cruauté, d’autres formes animales qui seraient reconnues selon le même degré d’importance que celles que l’on dit humaines, d’autres relations éthiques et politiques aux animaux qui seraient dans l’état actuel des choses les seuls moyens de parvenir à rompre avec cette cruauté de la souveraineté. Le démantèlement de l’Occident tel que mis en lumière par Jean-Clet Martin dans la déconstruction fait donc signe vers des formes de co-existences nouvelles entre eux et nous, c’est-à-dire aussi entre nous et nous-mêmes puisque tout vient de là.

Patrick Llored

(qui publiera en 2014 un livre important sur Derrida :
Qu'est-ce que la zoopolitique ? Derrida et la question animale)

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